#11 – Nozay : À Nokia, les salarié⋅e⋅s contraint⋅e⋅s de « creuser leur propre tombe »

Nozay: À Nokia, les salarié⋅e⋅s contraint⋅e⋅s de « creuser leur propre tombe »

Ça coupe sec à Nokia : plus de mille postes supprimés à Nozay (Essonne) et à Lannion (Côtes d’Armor). L’entreprise invoque la « réduction de ses activités »(1) alors que ses bénéfices grimpent en flèche et qu’elle bénéficie massivement des crédits impôt recherche. Au programme : délocalisation et dividendes, business as usual.

Devant les portes de Nokia, des pancartes bleues ornent la cime des grilles. Comme des têtes au bout de pieux surplombant la rue, ces bouts de carton de formes humaines donnent un avant-goût du futur des salari⋅é⋅s. V’la l’ambiance à Nozay. Le 22 juin 2020, le verdict tombe. Libérée de ses engagements en terme de maintien de l’emploi en France, Nokia coupe à la hache dans ses effectifs. Avec le site de Lannion en Bretagne, on en est à 986 postes supprimés depuis la révision du plan social(2). Et avec les précédents plans sociaux, on en est à 1683 licenciements.

Rationalisez qu’ils disaient

« Perdre un emploi c’est pas évident, ça engendre beaucoup de difficultés économiques. Moi je suis dans le groupe depuis 16 ans et je fais partie du service qui vas être délocalisé » témoigne Leyla durant la manifestation des salarié⋅e⋅s de Nokia à Paris. Eh oui, car l’entreprise ne fait pas que licencier, elle délocalise en même temps dans des pays à bas coûts nous dit Leyla : « On nous oblige à former des groupes de travail en Hongrie parce qu’on serait trop cher en France apparemment. » Un argument contestable selon un cadre : « Ils vont délocaliser dans des pays qui sont pas forcément moins chers, il y a la Pologne, la Finlande mais il y a aussi les États-Unis ! ». De plus, les salarié⋅e⋅s risquent une sanction s’ils refusent de faire le transfert de compétences à ceux qui les remplaceront. « C’est comme creuser sa propre tombe » assure-t-il.

Nozay: À Nokia, les salarié⋅e⋅s contraint⋅e⋅s de « creuser leur propre tombe »

Redevenue rentable l’an dernier, l’entreprise justifie son choix par une volonté de « rationalisation de ses activités en France dans le cadre d’un programme mondial »(1). Comprenez : toujours plus de profits. Philippe Buet, ingénieur en recherche et développement, soupire : « Tous les discours qui ont été tenus depuis le début, c’était « oui on va maintenir l’activité en France, on va maintenir l’emploi ». C’est des menteurs c’est tout ». Le pôle R&D de Nozay, spécialisé dans le domaine de la 5G*, avait pourtant fait les choux gras de l’entreprise. Épargné par les précédents licenciements, il avait permis à l’entreprise d’acquérir de nombreux contrats commerciaux : « ils ont gagné beaucoup de contrats avec des opérateurs français et pour les avoir, ils ont justement mis en avant le fait que la R&D était en France ! Les ingénieur⋅e⋅s ont travaillé d’arrache-pied, le week-end, les jours fériés, et vu qu’ils sont cadres en majorité, leurs heures sup’ n’ont pas été payées ». Même constat de la part d’Ibrahima qui explique, drapeau de la CGT à la main : « Ils sont en plein essor, économiquement parlant. Rien qu’avec le site de Nozay, ils font 25 % du chiffre d’affaire mondial » précise-t-il. « Ils ont des contrats chez SFR, chez Orange, chez Free. Le seul opérateur qu’ils n’avaient pas encore, c’était Bouygues, et finalement, ils viennent de signer un accord avec eux. »

Chiffres d’affaires, profits et dividendes en tous genres

On se demande bien comment l’entreprise fait pour justifier d’autant de « rationalisations » alors. « Ils disent que le business va mal en France » explique Ibrahima. Oui, on la connaît celle-là. « L’entreprise nous dit : « oui, en France les salaires sont élevés », sauf qu’ils oublient de prendre en compte le crédit impôt recherche dont ils disposent largement depuis le début » témoigne un cadre de la société. Selon un rapport du Syndex, Nokia aurait bénéficié d’un montant de 273 millions d’euros d’aides de crédit impôt depuis 2015(3). Ce même rapport note également un niveau de stress chez les employés de plus de deux fois supérieur à la norme, et parle même d’un « management très autoritaire » nous rapporte Claude Josserand, représentant CGT de Nokia.

En mars 2019, le représentant syndical avertissait déjà de l’appétit insatiable du géant finlandais : « Le PDG veut d’ici 2021/2022 doubler les dividendes par action »(4). On en était alors à 4,5 milliards de dividendes distribués aux actionnaires sur 3 ans. Avec un chiffre d’affaire de 23,3 milliards d’euros pour l’année 2019, on imagine que le portefeuille des actionnaires a encore gonflé. Et c’est sans compter les 39 millions d’impôts sur les bénéfices évités en trois ans. Mais bon, askip il n’y a pas d’argent magique.

Deconnecting people

Désarmé⋅e⋅s face à une mesure « basée sur de mauvais argument » selon un cadre de l’entreprise, les salarié⋅e⋅s se posent également la question de l’impact des licenciements sur le déploiement de la 5G*. Pour autant, celle-ci ne devrait pas en être impactée, les processus étant déjà largement automatisés nous rassure Thierry Boisnon, directeur de Nokia France(5). Que Macron se félicite, le plan social ne devrait donc pas impacter l’arrivée du « progrès » en France(6). À ce stade de développement de la 5G*, les processus deviennent, eux aussi, délocalisables.

C’était d’ailleurs Macron lui-même, lorsqu’il était encore ministre de l’économie, qui assurait en toute sincérité : « il n’y aura aucune destruction d’emploi en France »(7), « le nombre d’emplois sera le même et même davantage ». L’intelligence, ça se délocalise aussi apparemment. Les Amish** attendront, mais les salariés, eux, risquent de finir sur la touche.

Gabriel Gadré
Illustration : John, Corto

(1) Libération, 20 septembre 2020 — Licenciements : chez Nokia, après de bons résultats, un plan « suicidaire ».

(2) Libération, 23 octobre 2020 — Nokia révise son plan social, 900 emplois toujours menacés.

(3) Capital, 17 septembre 2020 — Nokia licencie en France après avoir engrangé les subventions.

(4) CGT Essonne — Encore 408 licenciements chez Nokia, non mais allô ? — UD CGT 91

(5) La Tribune, 22 juin 2020 — Nokia veut tailler à la hache dans ses effectifs de R&D en France.

(6) Le Parisien, 15 septembre 2020 — Vidéo : Macron défend la 5G contre « le modèle amish ».

(7) Les Echos, 14 avril 2015 — Fusion Alcatel-Nokia : pas de suppression d’emplois en France, assure Macron.

* 5G : Après la 4G, avant la 6G. Suit le même principe que les iPhones©.
** Amish : Contraction de « amis chelous »

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