#8 – CRA : souffrez, vous êtes filmés

@CRA Zopal #parloir avovat
Déjà très largement pratiquée en Guyane et Outremer, la technique de la visioconférence – plébiscitée lors du vote de la nouvelle loi immigration(1) – fait passer le côté humain, pourtant primordial, au second plan, voire à la trappe. C’est un gadget permettant de réduire les délais de demande d’asile. Ce n’est pas faute d’avoir donné l’alerte : professionnels, magistrats, avocats, juristes, travailleurs sociaux, associations et organisations concernées(2) ont affirmé leur opposition à cette mesure. On a pu voir à l’œuvre en Guyane, en Outremer et en Métropole, la déshumanisation qu’entraîne la visioconférence. Après analyse, on ne peut que constater le non-respect des bonnes conditions d’exercice de la justice et de la demande d’asile.

Concrètement, au CRA de Palaiseau comme à celui de Plaisir (78), les entretiens des étrangers demandeurs d’asile se pratiquent déjà depuis plusieurs mois par visioconférence* avec l’OFPRA, l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, organisme habilité à accorder ou non le droit d’asile.

Comment le savons-nous ? D’abord parce que lorsqu’un entretien en visioconférence a lieu, il n’y a plus de visite possible au CRA, Centre de Rétention Administrative, pendant toute sa durée. Quelquefois plusieurs heures. Familles, amis de retenus, nous, visiteurs de l’Observatoire Citoyen du CRA, nous pouvons tous attendre longuement sur le trottoir devant le centre et même nous voir proposer par la police d’annuler notre visite ou de revenir le lendemain ! Quand l’un des parloirs – entre 2 et 3 m2 – est affecté à la visioconférence, l’autre est également fermé. Tout un dispositif est mis en place. Dégât collatéral, ce dispositif remet ici en cause le droit de visite !

Un écran déshumanisant

Monsieur N., Sahraoui de nationalité marocaine, nous a raconté comment il s’est retrouvé devant un écran. Sans contact direct avec le représentant de l’OFPRA, entouré de policiers dans un parloir, il a dû communiquer le récit de sa vie, pendant trois heures, via une caméra. Ses engagements en tant que Sahraoui, ses emprisonnements, les persécutions, les tortures qu’il a subies à la suite de ses positions politiques pour le Sahara Occidental. Il était accompagné d’un interprète marocain dont il craignait le manque d’objectivité(3). Son ami entré avec lui en France s’est vu accorder l’asile ; lui qui a vécu les mêmes événements se le voit refuser. Pire, il est expulsé avec brutalité, le 45ème jour de sa rétention, jour où il aurait dû être libéré. Tout cela sans tenir compte des risques accrus qu’il court maintenant au Maroc. Qui pourrait dire que la visioconférence ne l’a pas desservi ? Devant un écran déshumanisant, cet entretien, déjà pas évident en soi, est rendu encore plus difficile pour une personne dont le devenir est en jeu. Impossible par exemple d’utiliser, au fil de l’entretien, des photos sur un téléphone et les montrer à l’officier de l’OFPRA pour étayer ses témoignages.

La dématérialisation de l’audience empêche la prise en compte, par la justice, des critères humains d’appréciation de la particularité de chacune des situations. Prenons l’exemple d’un demandeur d’asile. Après un refus de l’OFPRA, la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) est le dernier recours. Un juge doit décider si le récit de vie est crédible ou non, si obtenir le statut de réfugié est vital ou pas. La dimension vécue est essentielle. L’intime conviction du juge ou de l’officier de protection se forge aussi bien sur le contenu du témoignage, que sur la difficulté à trouver ses mots, sur les silences. Comment estimer la sincérité des émotions, prendre en compte ce qui relève du langage du corps à distance ? Comment vraiment interagir pour saisir la véracité du récit ? Tous les éléments d’appréciation subjective – si essentiels dans cette juridiction – ne peuvent pas apparaître à l’écran.

Selon le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL), la visioconférence constitue un affaiblissement des droits de la défense : comparaître physiquement est un moyen d’expression. Tout le monde n’a pas la même « facilité d’expression devant une caméra ou devant un pupitre ». Il y a donc réellement inégalité. Si la personne bénéficie de l’assistance d’un avocat, ce dernier doit choisir entre se trouver auprès de son client ou auprès du juge, ce qui est le choix le plus fréquent. Dans le deuxième cas, le lien avec le client est mis à mal. Enfin, l’utilisation de matériel informatique accentue ces difficultés. Des problèmes techniques surviennent parfois et il est difficile, par exemple, de présenter des documents ou de contester la présentation d’un objet face à un écran. De son côté, l’Anafé (Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers) fait part de critiques similaires. Les salles de visioconférence ne sont pas adaptées, bruyantes, et il est compliqué pour la personne de comprendre le traducteur qui se trouve aux côtés du juge.

Des jugements illégaux

Malgré ces écueils, le recours à la visioconférence s’est répandu ces dernières années. Avant 2010 déjà, en Outremer et en Guyane mais aussi au CRA de Lyon, on pouvait constater que des entretiens de demandeurs d’asile avec l’OFPRA avaient lieu par visioconférence. Cette pratique, massive à Mayotte, était dérogatoire pour les territoires d’Outremer et même illégale pour le CRA de Lyon. Depuis la loi de juillet 2015, les audiences du juge administratif et du juge des libertés et de la détention (JLD) peuvent aussi avoir lieu en visioconférence. Jusqu’à présent, la salle dans laquelle se trouvait la personne étrangère devait être ouverte au public. Le local utilisé en CRA ne pouvait pas constituer une salle d’audience et donc aucune visioconférence ne pouvait valablement s’y tenir. Pourtant, depuis la circulaire Collomb du 20 novembre 2017, de plus en plus de personnes sont jugées en toute illégalité par visioconférence au cœur même des centres de rétention. Cela permet notamment, dans le contexte actuel des enfermements en rétention à un rythme effréné, d’éviter les escortes policières vers les tribunaux.

Rupture d’égalité et invisibilisation

La loi « asile et immigration », adoptée le 1er août dernier, franchit un pas supplémentaire. Elle généralise la visioconférence et l’impose sans l’accord des personnes. Dans son communiqué du 21 février 2018, le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté précisait que « la généralisation du recours à la visioconférence pour les audiences, sans le consentement des intéressés, est inacceptable. [On] rappelle [que] l’usage de ce moyen doit rester exceptionnel, et en aucun cas constituer une commodité pour l’administration. Elle doit en tout état de cause être soumise à l’accord de la personne concernée. » La loi « asile et immigration » n’en a pas tenu compte. Non seulement la visioconférence est décidée mais l’accord de la personne concernée a été supprimé. Cette généralisation des audiences par visioconférence constitue une rupture d’égalité. Elle accentue l’« invisibilisation » des personnes étrangères et le sentiment de ne pas être des justiciables ordinaires. Cette technique conduit au développement d’une justice d’exception pour les étrangers.

Au CRA de Plaisir comme au CRA de Palaiseau, les retenus signalent le manque de confidentialité des entretiens. De plus, le défaut d’insonorisation de la salle affecte gravement le déroulement de la visioconférence. À Plaisir, des intervenantes de FTDA (France Terre d’Asile, une des organisations habilitées au soutien juridique en CRA) ont constaté que la porte vitrée de la salle de visioconférence n’offre aucune isolation phonique. Les policiers du CRA qui attendent devant la salle se tiennent juste derrière et peuvent entendre le contenu de l’entretien, y compris pendant les visites.

Impossibilité de s’exprimer librement

L’ARDHIS (Association pour la Reconnaissance des Droits des personnes Homosexuelles et transsexuelles à l’Immigration et au Séjour) alertait le directeur de l’OFPRA courant juillet sur les difficultés répétées que rencontrent les demandeurs d’asile LGBT retenus au CRA de Plaisir lors d’entretien en visioconférence. « Nous considérons qu’en matière d’asile, la confidentialité de l’entretien est nécessaire quel que soit le motif de la demande. Elle l’est d’autant plus lorsque celle-ci est fondée sur l’orientation sexuelle, en raison de la difficulté à évoquer cette question devant des personnes inconnues. » En avril, une personne avait dû être transférée car elle subissait les moqueries d’autres retenus qui avaient entendu son récit.

En juin et juillet, Monsieur S. et Monsieur L. confiaient qu’ils ne s’étaient pas sentis à l’aise pendant l’entretien : le son de l’écran était d’abord trop fort, ensuite trop bas et ils entendaient davantage les policiers et l’infirmière discuter dans la salle d’à côté que l’officier de l’OFPRA qui leur parlait via l’écran. Monsieur L. les avait entendus rire et avait eu l’impression que cela était en lien avec ce qu’il racontait. Il ne s’était plus senti en confiance et n’avait pas osé s’exprimer librement. Tous deux avaient perçu dès le début de leur entretien que l’officier de protection de l’OFPRA n’était pas la seule personne à entendre leurs paroles. Monsieur S. indiquait qu’après son entretien, d’autres personnes retenues et des membres du personnel du CRA avaient évoqué son orientation sexuelle. Ainsi, son angoisse liée à la rétention s’était encore accrue. « Ces deux demandeurs se sont autocensurés, et n’ont pas été en capacité d’exprimer convenablement les graves craintes qui justifient leur demande de protection », a souligné l’ARDHIS.

En outre, Monsieur S. avait demandé à ce qu’il n’y ait pas d’interprète pendant l’entretien. Mais l’OFPRA lui en a imposé un malgré tout. Quand, gêné par les détails qu’il avait à évoquer sur sa vie intime, il cherchait ses mots et ne répondait pas immédiatement, l’agent de l’OFPRA passait à une autre question sans attendre la réponse. Il a été expulsé en Algérie le 21 juin dernier, Monsieur L. au Maroc en juillet, au grand dam des associations qui les ont soutenus. En effet, ayant rendu publique leur homosexualité, le danger est encore plus important.

Aux préjudices causés aux demandeurs d’asile par la visioconférence s’ajoutent encore pour les plus vulnérables – personnes excisées, violées, LGBT – la difficulté de s’exprimer sur l’intime ou sur un traumatisme plus ou moins refoulé.

Claude Peschanski, Observatoire citoyen du CRA de Palaiseau

* Visioconférence : entretien sans le bruit et les odeurs

(1) La loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie » réformant le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) devrait être appliquée à partir de janvier 2019.

(2) Syndicat de la Magistrature, Syndicat des Avocats France, ADDE (Avocats pour la Défense Des Étrangers), CGT, CFDT, Solidaires, UNSA, FSU, Association des juristes pour la reconnaissance des droits fondamentaux des immigrés, ANAFE, GISTI, ACAT, GENEPI, CCFD-TS, La CIMADE, LDH, Collectif Professionnel Asile, RESF, etc.

(3) Le gouvernement marocain et une bonne partie de la population marocaine sont opposés à l’indépendance du Sahara Occidental revendiquée par les Sahraouis du Front Polisario.

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