Depuis août 2022 et la reprise par la RATP de la gestion des principales lignes de bus du coin, rien ne va plus. On ne compte plus le nombre d’articles ou de reportages pointant la dégradation du service : des horaires qui sautent, des véhicules sous-dimensionnés, des retards récurrents.
Grégoire de Zopal vs Grégoire d’Île-de-France
La situation est si grave que Lasteyrie est monté au créneau. « Nous ne pouvons pas laisser nos enfants attendre des heures à un arrêt, des salariés risquer de perdre leur travail à force d’arriver en retard ou encore des chauffeurs de bus subir la colère agressive d’usagers évidemment excédés… Nous sommes et resterons toujours du côté de l’usager. Pour défendre le service qui lui est dû » (1). C’est beau hein ?
Mais c’est oublier qu’en l’espèce, M. de Lasteyrie est juge et partie. En effet, parmi ses nombreuses casquettes, GDL est vice président d’Île-de-France Mobilité (IDFM), l’organisme qui gère le transport en Île-de-France. A ce titre, c’est lui qui a tout fait pour « accélérer et étendre la mise en concurrence des réseaux de transport » (2), mise en concurrence qui est l’origine des problèmes que nous connaissons. Grégoire de Palaiseau a donc beau jeu de se plaindre de Grégoire d’IDFM.
La région ou l’argument du syndicaca
Il faut reconnaître que GDL et Pécresse cernent bien la cause de la désorganisation des réseaux : la pénurie de chauffeurs·euses. Mais hélas leur clairvoyance s’arrête là. Voici l’explication de Pécresse à propos des causes de cette pénurie : « le problème de recrutement des chauffeurs qui s’est aggravé entre juillet et septembre, l’absentéisme avec des abus concernant des faux certificats maladie, un abus du droit de grève notamment au sein de la RATP avec des grèves perlées de 59 minutes qui désorganisent le service et enfin les délais trop longs de l’État sur la délivrance des permis de conduire de bus » (3). Culpabilisation des travailleurs·euses, discrédit des syndicats et dénigrement de l’administration : les arguments libéraux classiques.
En revanche, pas un mot de l’énorme changement qui concerne les transports en Île-de-France depuis 2021 : la mise en concurrence des réseaux qui s’accompagne mécaniquement de la dégradation des conditions de travail des chauffeurs·euses. On vous explique.
Mise en concurrence et casse sociale
La loi du 08/12/09 relative à l’organisation et à la régulation des transports ferroviaires (dite loi ORTF) a ouvert la voie à l’ouverture à la concurrence. En Île-de-France, cela a débuté le 1er janvier 2021 par les réseaux de Grande couronne. Les entreprises ont donc été poussées à répondre aux appels d’offre de la Région pour gagner la gestion de diverses lignes de bus. Or, pour remporter un appel d’offre, mieux vaut ne pas être trop cher. Et où est-il facile de faire des économies ? Sur les salarié.es.
Catherine Guillouard, directrice de la RATP explique ainsi le 4 juin dans le JDD : « Notre ambition consiste à remporter le maximum de parts de marché. (…) Nous menons des négociations avec les syndicats pour gagner en compétitivité ». La RATP a donc dénoncé les accords de temps de travail des conducteurs·rices de bus et modifié l’exercice du métier. Petite perle orwellienne, Mme Guillouard explique très sérieusement que ce qu’il faut bien appeler un dumping social est nécessaire pour « éviter tout futur dumping social. » Ou comment faire la guerre pour n’avoir pas à la faire.
Évidemment, la proposition qui devait être « gagnante pour l’entreprise et les salariés » a provoqué la colère de ces derniers et, en conséquence, les fameuses grèves dénoncées par Pécresse. Les petits génies de la RATP ont trouvé la parade. Comme il n’est pas possible de remettre directement en cause le droit de grève, ils ont inventé une prime de présence conditionnée au fait de ne pas être absent.e pendant 3 mois, quelle qu’en soit la raison. Sont privés·ées de primes celleux qui font grève évidemment mais aussi celleux qui ont un congé maladie ou parental, celleux qui ont un congé pour deuil, etc. C’est dégueulasse ? Oui oui. C’est efficace ? Non non.
Chauffeurs·euses : un métier dégradé
Pour les conducteurs·ices, le bilan est sombre, notamment pour celleux qui travaillaient pour une autre entreprise et qui dépendent maintenant de la RATP suite à la reprise de leur ligne. Ainsi, Mamadou Ba, ex conducteur Transdev, explique que son salaire a baissé de presque 20 % (4). De plus, 40 % de son salaire est, désormais, constitué de primes qui ne comptent pas pour la retraite. Ces nouvelles conditions salariales ont un effet très direct sur l’embauche des nouveaux conducteurs·ices : pour beaucoup d’entre elleux, le statut de contractuel·le est plus intéressant si bien que beaucoup le choisissent ! Dans ces conditions, on souhaite donc bonne chance à GDL pour combler les 1800 postes vacants dont il se désole.
Mais il n’y a pas que le salaire qui fait l’attractivité et l’intérêt d’un métier. Les conditions de travail sont également essentielles et, là encore, on ne va pas vers du mieux. Mamadou Ba nous en parle : « A l’époque, je travaillais le matin. quand on travaillait le matin par exemple on faisait 5 à 8 courses, aujourd’hui 15 courses. On commence plus tôt. Le premier bus est à 4h30 donc j’embauche à 4h. » Pour « gagner en compétitivité », la RATP a diminué le temps des coupures entre chaque aller-retour si bien que comme le dit un autre chauffeur : « aujourd’hui, 4 chauffeurs font le travail de 7 chauffeurs. »
Cette augmentation de la cadence ne va pas sans dégâts : Mamadou Ba s’exclame : « La conduite, c’est la concentration !». Du coup, sans repos, « il y a des somnolences ».
Le métier est également devenu beaucoup plus stressant. Toujours pour gratter quelques euros, la RATP a supprimé les temps de battement entre chaque tournée. Ces 5 ou 6 minutes permettaient d’éviter les retards en chaîne. Maintenant, ce sont donc les chauffeurs·euses qui se retrouvent sous contrainte, doivent rattraper le temps perdu tout en faisant face à la colère des usager.es.
Organiser la désorganisation
Dans ce triste bordel, les chauffeurs·euses ne peuvent même pas compter sur une amélioration future. En effet, c’est IDFM qui a racheté (très cher) la flotte de bus et qui relancera régulièrement des appels d’offre. Cela a trois effets pervers.
Le premier, c’est de continuer à mettre la pression sur les entreprises même quand elle ont remporté un appel d’offre puisqu’elle devront rester compétitives. La RATP est de toute façon sur une optique de dumping social (5) pour longtemps encore, puisque d’ici 2025, elle sera en concurrence aussi pour le réseau parisien. Et même pour les lignes de RER à horizon 2033 et 2040.
Deuxième effet pervers, les entreprises qui gèrent les réseaux n’ont aucun intérêt à entretenir correctement la flotte de bus dans la mesure où elles ne sont pas sûres de conserver leurs lignes sur le long terme. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé cette année. Lorsque la région déplore le mauvais état du matériel roulant, elle oublie de dire que c’est Transdev (6) qui n’a pas géré la maintenance des lignes où elle est, aujourd’hui, remplacée par la RATP. Et franchement on ne peut pas vraiment reprocher à une entreprise de refuser de travailler pour les beaux yeux de ses concurrentes.
Enfin, les chauffeurs·euses sont voué·es à passer d’un employeur à l’autre au cours de leur carrière, avec le lot d’incertitude et de désorganisation qui accompagnent toujours ces changements d’exploitants. Concernant le salaire d’abord : quelle convention collective ? Quels types de prime ? Comment sera prise en compte l’ancienneté ?
Les métiers en tension n’existent pas
Les conséquences d’une telle dégradation sont logiques : « On vient par l’obligation, c’est tout. » C’est ainsi qu’un chauffeur résume son métier. Une partie des anciens ont donc démissionné après quelques semaines. D’autres ne vont sans doute pas tarder. Normal, quand on sait qu’avec un permis poids lourd, il est devenu plus intéressant et moins contraignant d’être routier.
Finalement, il y avait peut-être un avantage au statut des cheminot·es et conducteurs·ices que les médias et les politiques de droite n’ont cessé de décrier : il permettait de garantir la présence en nombre suffisant de travailleurs·euses fiables et par là, il rendait possible un service public de qualité.
Pour GDL et Pécresse, il est donc malhonnête de parler de métier « en tension ». Il faudrait parler de métier dégradé par la mise en concurrence qu’ils ont appelée de leur vœux.
S.
(1) https://www.semaine-ile-de-france.fr/paris-saclay-face-a-une-reprise-catastrophique-des-services-de-transports-les-elus-se-mobilisent-113619.html
(2) Post Twitter Grégoire de Lasteyrie du 09 juin 2022
Présent ce matin à la conférence plénière @EuMoExpo : il faut accélérer et étendre la mise en concurrence des réseaux de transport, notamment en @iledefrance, gage d’une meilleure qualité de service pour les usagers. @IDFmobilites @UTP_Fr @Mobilettre @ART_transports #EuMo2022 pic.twitter.com/n4AQekUIAf
— Grégoire de Lasteyrie (@gdelasteyrie) June 9, 2022
(3) Post Facebook Valérie Pécresse du 27 septembre 2022
https://www.facebook.com/vpecresse/posts/645554453604564
(4) voir notre reportage :
Les nouvelles conditions de travail des chauffeurs de bus du périmètre Paris-Saclay
(5) Le dumping social est une pratique consistant à abaisser le coût de la main d’œuvre pour être plus compétitif.
(6) Transdev est une société anonyme à conseil d’administration, détenue par la Caisse des Dépôts (66%) et le groupe RETHMANN (34%)