12 juin 2020. 5h du mat’. Le vrombissement des tronçonneuses et les lumières bleutées des gyrophares réveillent brutalement les habitant·e·s du quartier de La Bourbillière. Le ciel pleurniche et l’ambiance pue la loose.
Sur place, l’effectif policier est délirant : pour une trentaine de manifestant⋅e⋅s, iels sont environ cinquante dont plusieurs unités de la BAC. L’avenue Stalingrad est bloquée et la tension monte. Les bûcherons ont été convoqués au comico au milieu de la nuit puis escortés au Ferry par plusieurs voitures de keufs. Impossible de savoir qui a donné l’ordre d’intervenir. Le commissaire se contredit et la mairie joue l’innocente. Mais difficile de croire que l’opération s’est déroulée sans que Grégoire de Lasteyrie y consente.
Mais revenons au début. Comme je n’ai pas grandi à Zopal, c’est seulement trop tard que j’ai connu Le Ferry. GDL avait déjà l’intention de le fermer et d’y construire à la place un Conservatoire à Rayonnement Intercommunal, sorte de filtre social culturel et élément clé dans son objectif d’embourgeoisement de la ville. La cour et ses 13 tilleuls seraient rasés et les bâtiments en grande partie détruits. Et c’est en mai 2020, au début de son nouveau mandat, qu’il décida de débuter les travaux.
Ainsi, quand j’ai commencé à aller aux rassemblements c’était moins pour le lieu en soi, puisque je ne le connaissais pas tellement, que par amitié et solidarité envers les copain·e·s qui y voyaient quelque chose d’important et de fort. Mais l’autre raison, c’est que le désert politique qui nous entoure est si aride qu’il serait dommage de ne même pas jeter un œil aux quelques foyers de résistance locaux qui émergent, même si l’alignement politique n’est pas total, et même si le lieu défendu n’est, au départ, pas évocateur.
Et puis, en allant sur place, j’ai été charmé par le lieu. Je me suis rendu compte de son potentiel et de son passé à travers quelques clichés épinglés sur des murs ou des récits d’ancien·ne·s. Alors, on commence à rêvasser, à imaginer des possibles et à vouloir faire des fêtes comme avant. Presque tous les jours, on s’est retrouvé·e·s au matin sur le chantier, l’un·e apportait le café et le jus, l’autre les croissants. La journée, on discutait avec les ouvriers qui souvent comprenaient bien qu’on était pas contre eux. Et puis on s’occupait : création de pancartes et de banderoles, nuisances sonores contrôlées avec tout ce qui tombe sous la main (pots de peinture, bouts de bois, poubelles, palissades, etc.), cabanes dans les arbres, nettoyage et rangement, réunions et AG, et même une installation artistique faite de fenêtres dans un style hong-kongais (ou barricade diront certain·e·s). Et puis une fête vraiment réussie. On a même eu quelques petites victoires. Puis un soir, alors que le Ferry était inoccupé, ils ont envoyé une nacelle pour péter les cabanes et des maîtres-chiens se sont installés dans la cour. À partir de là, c’est devenu vraiment compliqué.
Dans le fond, je crois qu’on n’osait pas tellement y croire. On savait qui on avait en face et on savait aussi qu’on était trop peu. Je regrette qu’on n’ait pas été plus nombreux·ses à défendre cet endroit, et qu’il n’y ait pas eu plus d’ancien·ne·s du lieu, même si j’entends leur argument quand iels me disent que pour elleux, le lieu était déjà symboliquement perdu depuis longtemps.
Mais ce que je ne regrette pas, c’est d’avoir pu tisser des liens avec des personnes aussi chouettes. Dans la monotonie de nos journées urbaines, ceci n’aurait pu arriver. Isolé·e·s dans nos logements individuels ; nos existences révèlent, certains jours gris, toute leur fadeur. Et c’est dans la brisure de cette normalité que de belles choses se passent. Qu’importe la taille et l’ampleur de cette faille, que ce soit des jours à défendre une ZAD, plusieurs heures passées dans un train à l’arrêt ou le temps d’un repas dans une cantine collective. Pour moi, les moments passés à défendre Le Ferry sous les ciels bleus de mai ont un peu eu cet effet-là. Et même si jongler entre ça et le taff était bien épuisant, ça m’a quand même fait l’effet d’une grande bouffée d’air frais.
Finalement, comme souvent, tu échoues à protéger le lieu que tu défendais, mais tu en ressors avec des idées, de nouveaux ami·e·s et camarades ainsi qu’une expérience qui vient nourrir un peu plus tes convictions, ton espoir et ta rage.
Yann O’Nym