Lundi 5 octobre 2020, 19h30, gymnase Roger Antoine à Palaiseau : une réunion d’information à destination des riverain⋅e⋅s des chantiers pour la construction de la ligne 18 était prévue. Avec d’autres, on s’y est invité⋅e⋅s avec nos banderoles et on a fait une manif’ silencieuse pour dénoncer le projet.
La réunion était menée par trois « responsables » de la SGP (Société du Grand Paris) et deux de chez Vinci. Y’avait Antoine Dupin, le « responsable en chef », il y avait trois autres « responsables » divers et surtout il y avait Élise, la « responsable environnement en charge de la ligne 18 ». Je mets des guillemets partout car clairement, ces gens ne sont responsables que d’exécuter les ordres qui viennent de plus haut. Pendant la phase de questions, normalement dédiée aux répercussions des chantiers sur le quartier, beaucoup prenaient la parole pour pointer les incohérences du projet. En général, c’était Antoine Dupin, très zélé, qui répondait, parfois les autres et quand ça concernait l’environnement, c’était au tour d’Élise de nous réciter les mêmes arguments débiles qu’on entend partout et qui servent à justifier ce qui ne devrait pas l’être : « Sur ce projet, la compensation a été minutieusement étudiée », « Il est prévu de replanter des arbres dans le 95 », « Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas d’impact sur l’environnement », « Tout est conforme à la réglementation ».
Avec ces paroles, elle incarnait toute l’hypocrisie et tout le mépris de tous les discours et de toutes les politiques démagogues greenwashées à fond !
Et la « compensation », ce mot qu’elle nous répétait comme un mantra religieux, parlons-en : ça fait référence à la séquence dite ERC Éviter, Réduire, Compenser. Et clairement pour la ligne 18, on peut se contenter de l’éviter.
Avant qu’on parte, Élise a eu droit à un petit cadeau de notre part. L’ouvrage collectif des habitants du plateau de Saclay intitulé « Citoyens de terre contre État de fer. Paris-Saclay, un désastre humain, environnemental et démocratique », dont je vous conseille la lecture par ailleurs(1).
Les jours suivants, j’ai continué de penser à elle. C’est d’ailleurs la seule, hormis Antoine Dupin, dont je me souvienne du nom. Avec son masque, j’avais vu que ses yeux et y’avait un truc chez elle, dans le regard, qui me tracassait.
Alors je l’ai cherchée sur internet. En deux clics, juste avec son nom, j’ai trouvé son CV et des pages de recensement professionnel. Y’avait les infos classiques. Ses études dans le développement durable. Ses anciens postes. Elle a bossé pour SUEZ avant la SGP. Y’avait aussi des infos plus perso. Elle s’intéresse à l’agriculture urbaine. Elle aime la mer et les bateaux. Elle en a même construit un en bouteilles en plastique. Et elle l’a marqué dans la case hobbies de son CV. Ils ont dû sourire en voyant ça les RH de la SGP ! J’ai vu son visage sans masque. Sur une des pages, elle a marqué « j’aime échanger et partager surtout sur les sujets qui m’intéressent mais aussi d’autres car je pense être ouverte d’esprit ». Je me suis dit que sa phrase manquait de virgules. Et je me suis dit qu’elle avait quand même l’air plutôt sympa, au fond.
Comment une fille pareille, qui a très certainement étudié dans le but initial de protéger l’environnement, peut se retrouver à bosser sur cet énorme projet inutile imposé ? Un projet mené par un état corrompu pour assouvir les intérêts de grands groupes privés. Un projet destructeur du vivant mené de manière totalement anti-démocratique en pleine crise climatique, et en pleine sixième extinction. C’est illogique !
Ça m’a fait penser à d’autres situations dans lesquelles des personnes acceptent des choses qu’elles ne devraient pas accepter. En l’occurrence à moi quand je me faisais bolosser* par mon patron qui ne me payait pas mes heures sup’ et à qui j’osais rien dire. Ces situations y’a un truc qui fait qu’on les accepte. C’est un truc pas rationnel qui s’appelle la peur. Si ça se trouve, Élise, elle flippe à balle. Peut-être d’être en marge, de plus avoir de taff, d’être une bolosse, une cassos, une chômeuse, une meuf déclassée. Et puis pareil, faire des choses qu’on n’a pas envie de faire, y’a une autre raison irrationnelle qui nous y pousse et ça s’appelle le conformisme. Peut-être qu’elle ressent une certaine pression sociale. Qu’elle se sent obligée d’avoir un poste « prestigieux ». P’tet qu’elle se dit qu’elle n’a pas le choix. Je me dis qu’elle doit mal vivre son boulot. Et surtout, je me dis que si je l’ai bien cernée, c’est juste une question de temps. Un an, deux, trois, dix, vingt ? Avant qu’elle nous fasse une très grosse crise existentielle et un méga burn-out bien dégueulasse. Quand ça arrivera, elle quittera son taff, se mettra en arrêt maladie ou se fera virer et sera remplacée aussi sec par quelqu’un d’autre. Peut-être même par une autre Élise, qui aimera la montagne et l’escalade cette fois-ci, qui aura elle aussi étudié le développement durable et qui, elle aussi, sera très gentille et ouverte d’esprit à tendance docile.
Et maintenant Élise, peut-être que je me goure complètement sur ton cas, qu’en fait tu adhères à ton taff et que tout roule pour toi ! Mais si je t’ai bien cernée et si un jour tu le fais ton burn-out, note l’adresse et n’hésite pas, tu peux me joindre à lepetitzpl@zpl.zone. Et je suis très sérieuse, n’hésite vraiment pas ! On ira boire un café. On commencera par se plaindre de nos galères de taff, du néolibéralisme qui broie les individus et détruit les écosystèmes et puis ensuite on discutera des solutions qui existent pour s’en sortir.
Odélie Sarrazin