#7 – Lozère c’est pas pour les losers

Lozère losers

Avant, j’étais une Palaisienne ordinaire, logée dans une barre en béton fatigué, entre deux couches du mille-feuille urbain : autoroute d’un côté, ligne haute-tension de l’autre. Chez moi ça brassait, y’avait du bruit et de l’odeur, des problème de tuyauterie, de l’entraide et des apéros partagés. J’étais bien. Et puis j’ai eu des lutins. Alors j’ai commencé à rêver de chlorophylle, de friches herbues et de sentiers non-carrossables : j’aspirais à voir mes petits aspirer aut’chose que d’la particule fine. J’voulais qu’ils reconnaissent le chant des oiseaux… En attendant, j’composais avec le réel, baignée dans le doux bruit du diesel.

Un charter pour le pays de Cocagne

Puis j’ai tiré le ticket gagnant, mon aller-simple pour l’Eldorado : un logement à prix accessible dans le quartier de Lozère. Dans ma mythologie personnelle, « Lozère » ça évoquait les Grands Causses, le fromage de brebis, un repaire de gauchistes décroissants. J’savais bien que le Lozère local, celui du bout de Palaiseau, c’était pas tout à fait ça. Mais il y avait l’étang avec ses canards et j’me disais que la proximité de la fac d’Orsay, ça voulait dire une population de chercheurs, des gens qui marchent le nez en l’air, des poètes. Bref, j’suis partie me mettre au vert, dans l’euphorie d’un dépaysement garanti. J’m’attendais pas à ce qui allait m’arriver, à la faille temporelle dans laquelle j’allais tomber.

Back to the 30’s

À peine installée, j’ai été introduite auprès du Grand Notable local qui m’a expliqué les mœurs du quartier, avec des airs entendus d’Al Capone, mi-jovial mi-flippant : « Quand t’habites ici, t’es plus Palaisien. Palaiseau, on n’y va jamais. On scolarise les gosses à Orsay. La dérogation ? Moi j’ai une piscine, alors tu sais, j’ai beaucoup d’amis… [rires]. Si tu m’emmerdes pas, j’t’emmerde pas. Sinon, attention… j’ai le bras long. » Après ces sympathiques menaces de bienvenue, j’ai fait la connaissance d’un second, Petit Notable, bras droit du premier, qui m’a expliqué deux trois trucs supplémentaires avec la condescendance qui sied au patriarche : « On a la chance de vivre dans un quartier agréable. On doit se serrer les coudes pour le préserver des nuisances extérieures. » J’ai mis du temps à comprendre ce qu’il entendait par « nuisances extérieures ». De la xénophobie ? Que nenni. À Lozère on accueille tout le monde : hommes et femmes de tous âges, avec l’accent et les couleurs d’ici ou d’ailleurs. Les couples gays sont également les bienvenus pourvu que la pelouse soit tondue et qu’ils aient les moyens d’entretenir leur pavillon. Car il est là le principal critère discriminatoire du quartier, à la fois esthétique et économique : Lozère, t’as les moyens de son standing ou tu le quittes. J’ai commencé à piger lorsque l’épouse de Petit Notable a pris avec moi un ton comminatoire : « Tu as prévu de repeindre ta façade ? C’est anticipé dans ton budget ? De ma fenêtre, je ne vois que ça et c’est épouvantable ! »

Bon ton, sabre et goupillon : le 19e siècle

Elle a dit « tu ». Parce qu’il faut savoir qu’ici, tout le monde se tutoie. On se tape dans le dos entre gens de bien. Bon, on vouvoie le personnel de maison, faut pas pousser. Et du personnel il y en a. Même les dimanches et jours fériés, c’est le balai des jardiniers, femmes de ménage et gouvernantes. Une féerie délicieusement rétro – y compris en termes d’acquis sociaux – qui donne au quartier un air désuet de Belle Époque. Belle pour qui ? Faut pas m’demander.

Le personnel est aussi mis à contribution en soirée, lorsqu’il s’agit d’organiser des cocktails à l’ambiance feutrée, talons aiguilles plantés dans le gazon et brushings impeccables. « Le bruit de la fête pourrait te déranger. Viens donc boire une coupe, en toute simplicité. » Une nuée de cadres commerciaux batifole dans le crépuscule : « J’adore la couleur de ta dernière BMW. Quel goût ! ». « Je suis au chômage en ce moment. Ma conseillère Pôle Emploi s’arrache les cheveux. Elle m’appelle Bill Gates. J’vais quand même pas prendre un nouveau job si c’est payé moins de 9 000 par mois ! » « T’es dans les moteurs hybrides ? J’adore ! Ça c’est challenging ! »… Le Pomerol a dû tourner au fond de mon verre. Je quitte les lieux, prise de nausées.

Pour m’en remettre, je vais faire un tour du côté de la marmaille. Un gosse de riche, ça reste un gosse : jamais foncièrement mauvais. Sauf qu’à Lozère, les petits sont biberonnés « à la win » et très tôt entraînés à occuper le devant de la photo. Avec en point de mire, l’acmé d’une scolarité sans pas de côté : l’École Polytechnique. Invisible sous la canopée du plateau, elle domine le quartier de sa réputation et affiche fièrement son nom sur les murs de la gare RER. C’est « notre » école. Une maman me disait récemment d’un ton gourmand : « Quand les filles seront grandes, ce sera pratique, on n’aura pas besoin de chambres d’étudiantes. Elles auront juste à grimper la côte. » Un peu plus tard, à une petite Lozéroise qui passait la nuit chez moi et peinait à s’endormir, je suggérais de penser à quelque chose d’agréable. Après quelques instants de réflexion, la môme s’est écriée : « J’ai trouvé une pensée douce ! Je vais rêver que j’étudie dans une grande école pour devenir quelqu’un d’important ! »

Lozère, un système féodal

C’est pas de sa faute à la gamine. Ici c’est comme ça : on doit prêter allégeance à l’esprit du clan en espérant l’adoubement des puissants. Une voisine soucieuse de sa bonne intégration dans le quartier m’interrogeait il y a peu au sujet du « lac » de Lozère – dénomination pompeusement attribuée à l’étang – qu’un projet de gestion des eaux menace d’assécher : « Je me souviens plus. Qu’est-ce qu’ON pense, NOUS, déjà ? Qu’il faut l’assécher ou qu’il faut pas ? ». J’sais pas… Et TOI, t’en penses quoi ?

Ici le plus fort a aussi, tacitement, l’usufruit de l’espace public. Paye ta dîme et ta gabelle : la rue est réservée au stationnement de ses quatre engins motorisés. En échange, il t’envoie toujours quelqu’un pour réparer ton toit ou ton chauffe-eau. Et en prime, il t’explique, magnanime, comment te comporter avec ces manants providentiels du bas de son réseau pyramidal : « En théorie tu le paies pas. Il fait ça pour moi. Mais quand il a fini le boulot, au moment où tu lui serres la main, t’y glisses l’air de rien un billet de 50. C’est l’usage ! T’as jamais appris ça ?!? » Nan, j’ai pas appris. En revanche j’ai suggéré d’ajouter une parole classe à son geste déjà hyper-classe. Un truc du genre : « Va, mon brave ! Ne me remercie pas. Fais connaître dans tes contrées la générosité de ton seigneur et maître. » Ça a pas eu l’air de le faire marrer. Tant pis, j’vais finir au pilori…

Retour vers le futur

Lors de la dernière élection présidentielle, quand les hourras du quartier ont acclamé l’intronisation du président Bonap euh… Macron, j’ai enfin réalisé : contrairement à ce que je pensais, mes voisins et moi, on partage bien la même époque. C’est juste qu’on ne vit pas – mais alors pas du tout – dans le même monde…

Si l’entrisme est un sport fatigant qui donne parfois envie de déclarer forfait, il existe heureusement à Lozère un lieu où se ressourcer. Un bâtiment aussi hideux que chaleureux, doté d’une médiathèque gratuite dont l’exiguïté favorise la promiscuité, la mixité et tout un tas de trucs en « té » incitant à en boire – du thé. Ou autre chose, pourvu que ce soit partagé, en même temps que des spectacles hétéroclites et des passions variées. Ce lieu c’est la maison de quartier, portée par des gens qui savent donner. Audiberti : havre de douceur dans un monde de brutes bien sapées. Rien que pour ça, Lozère, c’est finalement pas si mal d’y habiter.

Amône

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