On dit que sa famille est riche. Il aurait roulé avec de beaux cabriolets dans sa jeunesse. D’ailleurs, c’était quand sa jeunesse ? Au petit jeu « Quel âge tu lui donnes ? » avec lui, tu perds à chaque fois. Certains disent qu’ils connaissent quelqu’un qui a été en cours avec lui. On fait des calculs, il serait si jeune ! Et puis une autre source nous confie qu’il aurait beaucoup plus ! Une chose est sûre, il m’accompagne depuis trente ans dans mon quotidien. Il m’a fait passer d’agréables voyages en RER. Le voyant faire la manche tout au bout du quai, et ne comprenant pas pourquoi personne ne lui donnait la moindre pièce, il a fallu que j’entende sa phrase d’accroche pour que ma lanterne s’allume enfin. Je cite son monologue :
— « Tu l’as vu ? »
Silence…
— « Mon cul »
Je revois les têtes des passagers offusqués et surpris. Et moi je me souviens d’avoir rigolé et j’en ris encore en y repensant. Il a établi son quartier général le long de la rue commerçante de Villebon, délimitée par une colonne Morris d’un bout et une épicerie de l’autre. Il est très important de souligner que la colonne est récente dans le paysage. En effet, pendant très longtemps, à sa place, il y avait un abribus. Il aime bien attendre le bus avec nous. Le matin très tôt, quand personne n’a envie de parler, il a le chic pour prendre à partie l’un de nous et poser des questions. Généralement les questions ont à voir avec l’actualité ou avec notre garde-robe.
— « Madame ! »
— « Madame ! »
Tout le monde se demande à qui il peut bien parler aujourd’hui. Personne ne bouge. « Il est beau ton manteau », « Ça te va bien le rouge »… À partir de maintenant on sait tous de qui il parle, et qui va passer de longues minutes de solitude. Et le bus qui n’arrive pas… D’autres fois, il nous demande notre avis sur la politique. Il sait mettre à l’aise… Ce sont toujours des phrases très courtes, pas très intelligibles, mais on le connaît tellement bien qu’on le comprend.
Les aménagements de la voirie, les modifications du PLU, ont eu un impact direct sur son quotidien. En effet quand on a su que l’abribus allait être remplacé par la colonne, une voisine m’a dit : « Mais où il va pisser maintenant ? ». Il reste longtemps devant la boulangerie. Il veut de l’argent pour se payer des cigarettes. Quand il a soif, il rentre chez le commerçant et demande une canette. Et comme tout le monde le connaît, il a souvent quelque chose à boire. Mais jamais d’alcool ! Beaucoup de coca.
Pour faire la fête, il va plus loin, à Palaiseau, et il veut souvent qu’on l’emmène là-bas. Ma boulangère, je lui ai demandé : « Pourquoi vous l’emmenez pas ? Vous avez une voiture ! » Elle était pas très chaude… Quand il revient amoché, il ressemble à un gros matou qui serait sorti toute la nuit. Les cheveux hirsutes, les yeux rouges, le visage gris, la toux qui fait mal, et puis les fringues qu’auraient connu un tremblement de terre. Des fois sans chaussures. Et puis à Palaiseau on le connaît moins bien, donc il se fait charrier, bousculer et emmerder. Qu’il reste près de nous ! Devant le coiffeur (à coté de la Pizzeria) il y a moyen de s’asseoir correctement devant la vitrine. Et donc il y a pas mal de squat, de jeunes du coin, et il est souvent avec eux… Pas de problème de génération ou d’intégration.
En plus il est drôle. On a inventé un salut tous les deux. Je ne sais pas pourquoi mais je lui dis bonjour avec la main sur la tempe, façon armée, et je l’appelle « Mon Général ». Il me salue de la même manière. Des fois, quand il parle tout seul, il m’inquiète. Il habite à une dizaine de mètres de la colonne Morris, en famille. Une entreprise familiale. Un frère, une mère… Mais lui, il ne travaille pas ? Plus ? Je ne connais personne l’ayant vu bosser. Comment il en est arrivé là ? Est-ce qu’on en parle le soir à table ? Est-ce qu’il a de l’argent de poche ?
Dans la rue, il y a un studio de répétitions. J’y ai beaucoup joué et fatalement, j’y ai beaucoup croisé notre compère. Un jour, mon cousin qui répétait là-bas lui a proposé de poser sa voix sur un titre et il a été enregistré. De l’impro bien sûr… Je n’ai pas la moindre idée de ce que tout cela est devenu… Peu importe. J’ai souvent eu l’idée de rencontrer son frère et de lui poser des questions. Mais c’est compliqué. Récemment, il est venu chez moi pour son taf. J’ai hésité. Ça m’a mordu la langue de l’embarquer sur le terrain fraternel et puis j’ai trouvé ça déplacé. Je devrais peut-être en parler directement à la personne concernée, et même si ça part dans tous les sens, ça sera sa vérité.
Curiosité ? Oui sans doute, Et beaucoup d’empathie… Et puis, il dégage quelque chose de sympathique ! J’espère qu’il est heureux ! Des fois, il a l’air d’un petit garçon qui ne voudrait pas grandir et qui a un peu peur des adultes. Il fait des bêtises, des blagues potaches. Il essaie de hausser le ton, mais ça ne dure jamais longtemps. Et quand il veut parler et que t’as pas le temps, il insiste pas trop… De toute façon, il sait qu’il te croisera demain… Pour lui rendre hommage, je propose qu’à Villebon, on donne son prénom à une impasse, un bar ou une ligne de bus. Et si jamais il y a une Histoire de Villebon, qu’il en fasse partie. On se souviendra de lui et sans doute pas de nous. On lui souhaite la plus longue vie possible. J’espère en apprendre encore beaucoup sur lui. Des rumeurs, des on-dit, des vérités et des fake news. Pour le connaître et le reconnaître…
Ce soir, je boirai un verre à sa santé…
Ozlapose
Hommage à Roger
Y’a un vent de tristesse sur les bords de l’Yvette, côté Villebon et Palaiseau.
On a appris que Roger était mort et y’a des larmes plein nos bières.
On l’a toustes croisé, Roger, avec ses looks pas possibles, ses réparties incroyables, ses multiples tentatives de gratter quelques thunes pour se payer une canette.
Il avait de l’humour, il avait de l’esprit, une grosse carapace cynique posée sur une antique souffrance.
Parfois il nous faisait marrer, parfois aussi il inquiétait, un jour tout propre et tout douché, un jour sérieusement amoché.
On savait pas comment l’aider, Roger, et c’est pas ce qu’il demandait.
Au Petit ZPL, il y a quelques années, on avait publié un article en son honneur. On l’avait anonymé, afin que seul⋅e⋅s celles et ceux qui le connaissaient puissent le reconnaître, afin de s’adresser aux regards bienveillants.
On est toustes tristes aussi, depuis qu’il est parti, jaloux, jalouses des vannes qu’il porte au paradis.
Repose en paix, Roger.
L’équipe du Petit ZPL