Au début, j’avais pensé faire un article léger. L’idée, c’était de faire un recueil de petites histoires, agréables ou inconfortables, vécues dans le RER B. On n’choisit pas ses parents ni ses voisin⋅e⋅s de strapontin. Dans les rames, y’a des anecdotes qui se trament. Des laides ou des jolies, des classiques ou des incongrues. J’avais une hypothèse de genre. J’suis un homme mais j’me disais que très certainement les récits féminins et les histoires masculines pourraient donner à voir des rapports très différenciés à l’espace public. L’hypothèse n’a pas été déçue. J’ai été horrifié.
J’ai procédé très simplement. Je me suis adressé à des proches et à des inconnu⋅e⋅s. J’ai demandé tout simplement deux souvenirs, un bon et un mauvais, vécus dans le RER B ou aux alentours. J’ai écouté et j’ai noté. Rapidement, j’ai été stupéfait par le nombre de récits d’agressions sexuelles. Dans les mauvais moments relatés par les femmes interrogées, il y avait pratiquement toujours des harceleurs. Des mecs avec des modes opératoires, des mains qui traînent et des dards qui piquent. Je savais que ça existait mais j’ai été sidéré par la fréquence et la violence de ces comportements phallocratiques. Alors j’ai pensé brosser le portrait de ces porcs très robots. J’vous préviens, c’est pas beau(1).
Compilation de sales gestes
Y’a ceux qui matent. Askip, c’est pas dans les yeux. Les bonshommes qui regardent gentiment, ça peut s’apprécier, comme m’ont dit Anna et Lucie. Ce sont des types qui te trouvent séduisante, que tu peux trouver plaisants, qui te signifient que tu les troubles et qui parlent délicatement. Là, je ne parle pas de ceux-là. Je parle de ceux qui te visent le décolleté, qui te scotchent les fesses, qui s’éternisent sur tes jambes ou qui te louchent sur le minou. Dès le départ, ils peuvent faire peur. Leur regard te réduit à un objet sexuel.
Y’a ceux qui parlent et ceux qui miment. Les directs, qui te traitent vite fait de charmante. Charmante, c’est pour les préliminaires parce qu’après l’non merci, c’est salope, sale pute, coincée ou mal baisée. Y’en a plein d’autres, des « formules de politesse », comme a dit Assia. Y’a ceux qui te proposent direct de leur pomper le dard entre deux stations… Tout l’monde n’a pas la présence d’esprit de rétorquer, comme Betty, du tac au tac, « Ah désolée, j’ai pas d’argent ». Là, les mecs se retrouvent estomaqués. Ça laisse le temps d’aller vite voir ailleurs. Ceux qui miment, c’est un peu la langue des signes des pervers. Ils imitent le coup d’rein, ils se caressent pour l’mode d’emploi. Y’en a même qui simulent le bruit du billet. C’est ceux qui veulent bien payer. Les gentlemen. Y’a ceux qui te matent avec leurs potes, et qui font des mouvements de langue. Y’en a un, il a essayé avec Nabila. Pas d’chance, elle lui a tellement hurlé dessus qu’il a fini tout rouge de honte. Stéphanie se souvient de cet homme de plus de trente ans qui lui adressa des « compliments » sur son physique. Elle a paniqué. Elle avait 16 ans. 16 ans ! Elle a fait semblant d’appeler son copain. Le type a cessé.
Y’a ceux qui s’collent, ceux qui s’frottent, ceux qui tripotent. Comme par hasard, l’entassement a fait qu’ils se sont coincés le zguègue au beau milieu de ton boule, qu’ils ont la main sur toi, ou qu’en saisissant la rampe, par malchance, ils t’imposent un effleurement des seins, comme m’a dit Aby. Il y en a même qui font semblant de s’endormir à côté d’toi. Samira décrit celui qui mime une sieste, s’affale sur elle et caresse sa jambe qui n’avait rien demandé du tout. Julie se souvient encore de celui qui lui a remonté la raie des fesses avec le pouce. Ça l’a paralysée. Lui d’mande pas pourquoi elle a rien fait. Elle pouvait pas bouger. Quand t’es abusée, t’es stupéfaite. Les mains au cul font légion. Il paraît qu’il y a des techniques pour s’en débarrasser. J’y reviendrai.
Y’a ceux qui se masturbent. Oui, t’as bien lu. Marie les a subis plusieurs fois, les branleurs publics. Ce type, là, par exemple, costard-cravate-attaché-case. Tiens, ça remue bizarre derrière la mallette. Non, il est quand même pas en train d’se masturber ? Bah si. Tiens, il a besoin d’aide, alors il te tripote la jambe avec sa guibolle. Faut le temps de réaliser. C’est pas un cauchemar. C’est la réalité. C’est bien un agresseur sexuel, la quarantaine, qui s’astique devant toi alors que t’as la vingtaine. La prochaine fois, Marie le verra v’nir plus vite. Elle pourra s’barrer et avertir tout l’monde : « Alerte, y’a un type qui est en train de se branler ! » Y’a ceux qui t’éjaculent dessus. J’suis désolé, mais t’as bien lu. Une copine d’Angélique a subi ça. Dégoûtée, elle a passé la nuit sous la douche, à se laver, encore et encore, hantée par cet acte sinistre. Y’a ceux qui te bloquent et qui vont carrément essayer de te violer. Hélène se souvient encore des trois gars qui l’avaient saisie, un soir où elle rentrait seule, deux qui la maintenaient et un qui commençait à baisser son falzar. Elle s’est débattue. Elle a tenu bon une station. À la suivante, des passagers lui ont porté secours. Ça lui a coûté des mois d’insomnie.
Y’a ceux qui te suivent. Zohra se souvient encore de ce type. Il la reluque et lui touche la cuisse. Elle lui dit d’arrêter. Il recommence. Elle descend à Massy-Palaiseau. Il lui tourne autour en murmurant et prend le RER suivant avec elle. Il descend à la même station qu’elle. Il fait nuit à Lozère. Il la suit. Elle a la vingtaine et lui la soixantaine. Elle a peur, il le sent et ça a l’air de lui plaire, me dit-elle. Elle accélère le pas. Il va finir par lâcher mais elle dormira mal après ça. Brigitte raconte que sa sœur a accepté une clope. Il a l’air sympa. Il devient insistant pour qu’elle en accepte une deuxième. Sidérée, elle accepte. Ils discutent. Il a envie de l’embrasser, mais pas elle. Il la plaque, lui touche les seins, lui saisit le cou. Elle a un réflexe salvateur : elle lui brandit la clope allumée face au visage et crie : « Si tu me touches, je te tue ! ». Ses cris alertent les gens du quai d’en face. L’agresseur se barre en courant. Y’a celui qui te laisse son siège. Il est sympa, il blague avec toi. Clémence se souvient encore, plus de 15 ans après, qu’il lui a demandé, sibyllin, à quelle station elle descendait. Elle a répondu spontanément. Elle revenait du sport, fatiguée, elle avait 18 ans. Il descend du RER. Elle continue son trajet. Il se trouve à la station où elle descend avec d’autres types. Elle confie à demi-mot : « Ils m’ont gardée une semaine »… « Gardée » ? Elle a été séquestrée et victime de viols en réunion. Elle ne se souvient plus de cette semaine. Black-out. Elle n’a trouvé la force d’en parler que 14 ans plus tard.
Séquelles et conséquences
Ces sales gestes produisent de l’effroi et de la stupéfaction. Ces bites sur pattes préviennent pas et visent des parties intimes. Il est alors très difficile de réagir ou de verbaliser, d’autant plus si tu as déjà subi des agressions sexuelles. La stupeur te fige, c’est dur d’en sortir. Ce qu’il y a de terrible, c’est que l’effet de sidération peut générer chez les victimes de la culpabilité, a fortiori si leur entourage demande : « bah pourquoi t’as rien fait ? » C’est ce que m’explique Félicie : plusieurs fois victime de tels actes, elle a acquis, hélas, une certaine expertise de ces agissements, mais ça ne l’aide pas, pour le moment, à se défendre elle-même. Elle me dit qu’il est plus facile, pour elle, de porter secours à une femme qui se fait agresser, car la sidération est moindre.
Les séquelles sont multiples : elles m’ont parlé d’hyper-vigilance, de contrôle de leurs tenues vestimentaires et de leurs déambulations, de honte, de culpabilisation, d’insomnies, de ressassements, de cauchemars, de refoulement, de repli, d’isolement, de multiples répercussions concrètes sur leurs trajets, leurs sorties, leurs vies amoureuses, leurs relations. C’est ce qu’il faut bien comprendre : il y a le traumatisme d’avoir été abusée mais il y a aussi les conséquences. La souffrance peut s’estomper au bout de quelques jours, mais parfois ça fait mal des semaines, des mois, des années. Tout abus sexuel laisse une trace, une marque douloureuse, d’autant plus en contexte patriarcal où tu rencontres régulièrement des connards pour réactiver le trauma.
Réactions, défenses et protections
Face aux mateurs, ceux dont les yeux puent la super glue, beaucoup m’ont dit qu’il est préférable de déguerpir. Quand le bonhomme se permet dès le départ de t’inspecter, ça part tellement mal que t’as pas forcément envie de connaître les épisodes suivants. Goguenardes, Housnat et Sarah proposent des effets repoussoirs : bouffer ton kekab en laissant dégouliner la sauce samouraï, éternuer en laissant couler une rigole de morve, voire lâcher un petit pet ou un gros rot. Bon, pour ça, faut quand même disposer d’un équipement et d’une bonne tranche de culot.
Face aux tripoteurs et aux frotteurs, Claire et Hanan conseillent le coup d’coude voire le coup d’parapluie. Prisca prescrit un œil pour œil, dent pour dent plein de malice et de proportionnalité : au même titre que l’type fait semblant d’avoir tripoté par inadvertance, le geste technique consiste à riposter d’un p’tit coup de coude involontaire, là, entre deux côtes. Félicie raconte avec des yeux pétillants le jour où sa sœur a réussi à crocheter le poignet d’un dégoûtant qui lui tâtait les fesses, à lui lever la pogne et à crier, en public : « C’est à qui, ça ? ». Askip le type a moins fait l’fier. Beaucoup m’ont dit qu’il faut essayer de dépasser la sidération, de parler fort, de faire appel aux autres passagers, de retourner la honte sur l’auteur de l’acte.
Face aux agressions sexuelles, c’est toujours compliqué. La peur et la sidération jouent contre la résistance. Les études spécialisées sur les violences sexuelles relèvent la récurrence de la dissociation traumatique : sous la menace d’un stress ou d’une violence extrême, le cerveau bloque l’expression des émotions et donc les capacités de défense(2). C’est ce qui ressort des récits de celles qui ont subi les agressions les plus violentes. C’est comme si tu n’habitais plus ton corps, que tu n’arrivais plus à ressentir, que tu étais déconnectée. Les semaines, les mois ou les années qui suivent, ça revient, des retours du traumatisme, déclenchés par un lieu, une odeur, une sensation, un élément qui rappelle l’agression. Depuis que ces trois types bourrés lui ont tourné autour un soir à la gare d’Orsay, Claire a des crises d’angoisse incontrôlables quand elle se retrouve en présence de mecs alcoolisés. Clémence relate comment elle a complètement enfoui le viol qu’elle a subi, et comment le traumatisme a ressurgi quatorze ans plus tard, alors qu’elle venait d’échapper à une tentative de viol. Elle a entamé une psychothérapie. Odile raconte comment, après plusieurs épisodes, elle s’était rendue compte qu’elle était toujours sur le qui-vive.
Dans tous les cas, t’as besoin d’aide. Kathy et Anne se souviennent encore de cette forte dame qui était venue les sortir des pattes des deux types qui les avaient bloquées dans un carré de 4 places pour les envahir de propos salaces. Elles n’avaient que 13 ans. La dame avait des yeux qui rigolaient pas et a défié publiquement les agresseurs, en les bousculant, en les traitant de « p’tits dégueulasses qui s’attaquent à des enfants ». Félicie raconte comment elle porte secours aux jeunes femmes emmerdées par un lourdaud. Le truc circule sur les réseaux féministes et fonctionne souvent : tu fais semblant de connaître la victime, ça perturbe le harceleur, ça aide la victime à résister. T’as besoin d’aide sur le moment, t’en as besoin après, besoin d’être écoutée, crue et soutenue par ton entourage, besoin de sortir de l’humiliation, de la culpabilité et de la sidération. T’as pas besoin d’un « pourquoi t’as rien fait ? ».
On n’est pas dans le fait divers, on est dans une série bien connue de violences sexuelles en milieu patriarcal. Dans le RER ou dans d’autres espaces, publics ou privés, ces habitus violents, ultra-majoritairement masculins, font planer au-dessus de la tête des femmes, particulièrement des plus jeunes, une menace d’abus sexuel. La RATP a mis en place une campagne Stop Harcèlement, qui représente des femmes harcelées dans les transports et qui indique le n°3117 (31177 par SMS). Y’a eu un hic, d’après de nombreuses féministes, c’est que les prédateurs sexuels sont représentés par des animaux : un ours, un requin ou un loup… C’est insidieux parce que ça donne l’impression que ces comportements seraient « animaux », « instinctifs », « bestiaux », et ça peut occulter le fait que ces actes-là héritent socialement du patriarcat, qu’ils appartiennent bien à une culture du viol. Ces comportements masculins sont appris, intégrés par l’éducation et la socialisation. Il ne s’agit pas seulement d’une fatalité hormonale héritée naturellement par les mâles, mais d’un patrimoine sexiste qu’on lègue aux hommes, un pilier de la domination masculine, un pilier qu’il faut bousiller si l’on aspire sincèrement à l’égalité.
J’étais conscient de ces phénomènes, par mon taf, par des récits d’amies ou de collègues, par des lectures, mais j’ai pris une bonne baffe à l’écoute de ces témoignages : je ne mesurais pas réellement l’ampleur du phénomène. En tant qu’homme, t’es très rarement la cible d’une agression sexuelle. Alors je me dis qu’il faut tout faire pour renverser la table : faudrait éduquer complètement différemment les garçons, déjà. Faudrait sanctionner lourdement et intelligemment les auteurs de violences sexuelles. Faudrait être beaucoup plus attentifs ensemble, comme dit la RATP, peut-être pas tant à surveiller un bagage abandonné mais à regarder si par hasard, y’a pas un ou plusieurs types en train d’emmerder une femme. Faudrait généraliser des cours d’autodéfense féministe, gratuits et ouverts à toutes(3). Faudrait proposer aux citoyen⋅ne⋅s des dispositifs clairs et précis permettant de prendre conscience de l’ampleur du phénomène, avec une initiation à la victimologie, ce qui permettrait peut-être à l’entourage d’adopter une attitude compréhensive et solidaire. Faudrait faire reconnaître le coup de pied dans les couilles comme acte de légitime défense face à tout type de violence sexuelle. Faudrait claquer le beignet ou fermer le bec de tout mec pratiquant le harcèlement sexuel, l’apologie ou la minimisation des agressions sexuelles. Faudrait ruer dans les brancards de toute représentation de la sexualité assignant les femmes au rang d’objets sexuels. Faudrait surtout arrêter de croire qu’il s’agit d’une fatalité.
Briac Chauvel
(2) « La dissociation traumatique est due à un mécanisme neuro-biologique de sauvegarde exceptionnel mis en place par le cerveau de la victime pour survivre à un stress extrême. Les violences par leur caractère impensable produisent un état de sidération qui, en paralysant les fonctions mentales supérieures, rend incontrôlable la réponse émotionnelle. Cette absence de contrôle est à l’origine d’un état de stress dépassé qui représente un risque vital pour l’organisme. Pour y échapper le cerveau isole la structure à l’origine de la réponse émotionnelle et sensorielle – l’amygdale cérébrale – en faisant disjoncter le circuit émotionnel ce qui interrompt la production d’hormones de stress (adrénaline et cortisol). L’amygdale cérébrale est isolée du cortex ce qui entraîne une déconnexion de la victime avec ses perceptions sensorielles, algiques, et émotionnelles, avec une anesthésie émotionnelle, c’est ce qu’on nomme la dissociation traumatique. »
https://www.memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/dissociation-traumatique.html
(3) En Île-de-France, des associations féministes et des associations de défense des droits des personnes LGBT proposent des séances d’autodéfense féministe : voir Loreleï autodéfense, l’association ARCA-F, le Centre Hubertine Auclert.
On vous incite aussi à consulter ce manuel d’autodéfense féministe :
https://santeactivesolidaire.files.wordpress.com/2015/03/autodc3a9fense-verbale-basse-dc3a9f.pdf