« Donnez votre avis », c’est la formule choisie par le Palaiseau Mag’ et le site de la ville pour « faire le point à mi-chemin du mandat de l’équipe municipale ». Le formulaire est composé de trente questions rassemblées en dix thématiques. Dès le premier coup d’œil, il y a quelque chose qui cloche : c’est trop beau.
Dix titres en gras préparent « votre avis » : « Une ville plus fluide », « Priorité à nos enfants », « Une gestion responsable de l’argent public », « Une mairie plus proche de vous », « Des actions concrètes pour garantir la sécurité », « Une ville durable et à taille humaine », « Prendre soin de tous les palaisiens », « Une ville qui bouge », « Un cadre de vie agréable », « Et demain ? ». Avec une grande subtilité, les répondant⋅e⋅s sont invité⋅e⋅s à co-construire les louanges de proximité.
Un questionnement très orienté
Au cas où les répondant⋅e⋅s demeureraient un peu circonspect⋅e⋅s face à ces désignations idylliques, chaque question est introduite par des éléments d’information d’une indiscutable positivité. Le champ lexical de la performance y est sur-mobilisé : renforcer, priorité, meilleur, inégalé, moderniser, déploiement, récompense, maîtriser, réguler, à la pointe, améliorer, efficacité, concrète, garantir, faciliter, incitatif. Ces petites introductions reposent toujours sur trois registres classiques de la manipulation :
Formulations partiales des problématiques locales : on est prié de penser qu’il y a « des problèmes récurrents de stationnement », plutôt que de s’interroger sur l’usage de la voiture en ville. On doit avaler l’idée que les caméras de « vidéo-protection » « permettent de lutter contre les incivilités* » plutôt que de questionner leur utilité, leur coût ou leur usage. On est invité à penser que la « propreté de la ville est parfois dégradée par le manque de civisme de certains » plutôt que de raisonner sur les véritables facteurs de pollution…
Compilation élogieuse des réalisations à mi-mandat ou des projets initiés ou programmés par la municipalité : on nous en fout plein les yeux avec une santé financière retrouvée sans jamais nous dire comment ont été effectuées ces merveilleuses économies. On nous bassine avec les applis de proximité et autres nouvelles technologies, sans nous décrire précisément leur mode de fonctionnement. On s’auto-congratule pour des équipements culturels rénovés sans relater que la plupart de ces réalisations avaient été initiées par la précédente municipalité.
Comparaisons avec la précédente mandature ou avec de mystérieuses « autres communes », toujours à l’avantage de l’actuelle majorité : on apprend que Palaiseau a maintenu ses prestations pour les « moins jeunes » (sic.), « contrairement à d’autres communes », mais on ne saura pas lesquelles, voire de « nombreuses autres communes ». On nous prévient que la ville a révisé son P.L.U., mais on ne sait pas comment. On nous proclame que l’actuelle majorité a créé trois fois plus de places en crèches que les deux mandats précédents, mais sans jamais nous dire combien.
Bref, les répondant⋅e⋅s sont censé⋅e⋅s témoigner d’une confiance aveugle aux auteur⋅e⋅s du questionnaire, mais on a beau chercher partout, on ne trouvera nulle part l’ébauche d’une autocritique, l’expression d’un doute ou d’une insuffisance, l’amorce d’un véritable questionnement adressé aux répondant⋅e⋅s. C’est sans doute qu’il faut mettre les avis dans les meilleures dispositions.
Des réponses soigneusement fléchées
Enchanté⋅e⋅s par les gros titres, charmé⋅e⋅s par le résumé flatteur des réalisations lasteyriennes, les répondant⋅e⋅s gagnent enfin le droit d’exprimer leurs opinions. Les dés sont alors soigneusement pipés :
Sur les 92 réponses possibles, seules 28 réponses peuvent correspondre à une opposition à la politique municipale, à suggérer une alternative, voire à une contestation. Les formulations sont alors fréquemment évasives, absurdes ou franchement grotesques :
Sur la « bonne santé financière de la commune », si vous ne pensez pas que c’est « un objectif essentiel » ou « une priorité parmi d’autres », vous pouvez cocher la case « c’est un non-sujet »… Ah bon, hein. Sur les impôts locaux, vous avez le droit de penser qu’il « faut continuer à les stabiliser » ou qu’il faut « les diminuer avant la fin du mandat ». Si vous pensez qu’il peut être sage de les répartir plus justement, voire de les augmenter en tenant compte des moyens financiers des foyers, vous pourrez éventuellement proposer « une suggestion », mais votre réponse ne figurera pas dans les résultats… Sur les caméras dites de « vidéo-protection », si vous êtes pour, vous pourrez proclamer que « c’est une décision de bon sens », si vous êtes à fond, vous pouvez dire que « c’est une bonne décision mais il faut déployer encore plus de caméras », mais si vous êtes contre, vous vous contenterez de cocher « ce n’est pas une bonne idée ». Pas de « suggestion » pour cette politique de « bon sens », même si vous aimeriez dire que c’est inutile, irrationnel, liberticide, coûteux et inégalitaire… Sur la politique de proximité, vous êtes prié⋅e⋅s de prendre tout le pack Café du Maire©, TellMyCity©, Nouvelle Direction de la Proximité©, et là vous devez être entièrement satisfait⋅e⋅s, ou pas du tout, ou « sans opinion ».
Bref, si pour de quelconques raisons, vous n’êtes pas tout à fait d’accord avec la politique menée par Palaiseau À Venir, il va vous falloir énormément de patience et de pugnacité pour tenter de trouver des réponses qui vous correspondent. Pour beaucoup d’opposant⋅e⋅s, on peut supposer que le meilleur usage de ce questionnaire se trouve dans la poubelle à couvercle jaune, parce que ce papier a droit à une meilleure réincarnation.
Des tas d’absent⋅e⋅s : pas de mots qui fâchent
Enfin, on a beau lire et relire ce charmant questionnaire en long en large et en travers, on n’y trouvera jamais le mot « jeune »(1), jamais le mot « adolescent », on n’y verra jamais le mot « égalité », ni même « pauvreté », « exclusion », « précarité », « vulnérabilité », on n’y verra pas une fois le mot « femme », ni le mot « sociabilité », ni « pollution », ni « écologie », ni « racisme » ni « discrimination »… On voit UNE fois le mot « solidaire » et on vous racontera plus tard ce qu’il va devenir… Bref, tout se passe comme si on n’était pas là pour parler politique.
Risquons d’ores et déjà une grosse hypothèse : les répondant⋅e⋅s qui auraient le toupet de penser autrement la politique municipale et son évaluation, légitimement heurté⋅e⋅s dans leurs susceptibilités, sont indirectement invité⋅e⋅s à ne pas du tout avoir envie de répondre. Il y a anguille sous coche. Le questionnement est conçu de façon à ce que les opinions favorables à la majorité trouvent sans peine leurs cases. Les avis dubitatifs, opposés ou alternatifs doivent se contenter de formulations vides de sens ou caricaturales. Les sujets qui fâchent sont grossièrement évités.
10 octobre, la restitution des résultats ou Lasteyrie Academy
Sur la forme : échange, transparence et scientificité
Pour la restitution des résultats, le maire annonce que la soirée va reposer sur « deux piliers. Le premier pilier, c’est la transparence ». En effet, dit-il, la restitution du questionnaire donne à voir des avis « qui confirment notre action et [d’autres] qui ne [la] confirment pas ». Nous sommes impressionné⋅e⋅s par cette courageuse transparence. Le deuxième pilier, c’est « un temps d’échange ». Lasteyrie prévient qu’il va d’abord présenter les résultats, « agrémentés avec les commentaires laissés par les uns et les autres » et qu’enfin, « le micro passerait parmi [nous] ».
Il affronte d’emblée la question épineuse de la scientificité de ce sondage, lançant à l’assistance une interrogation sans fard : « Est-ce que ce sondage veut dire quelque chose ? » Comme la mairie a reçu 1 300 réponses et que certaines ont été élaborées par foyers, Lasteyrie estime qu’environ 3 000 palaisien⋅ne⋅s sont concerné⋅e⋅s, ce qui fait grosso modo 10 % de la population communale. Armé de cette savante table de multiplication, il proclame qu’il s’agit donc d’un « échantillon représentatif, d’une bonne base », puisque les instituts de sondages professionnels se contentent « de 500 à 2 000 personnes » pour mesurer « les intentions de vote de plusieurs millions de Français ». À cela, il a ajouté que les répondant⋅e⋅s étaient carrément issu⋅e⋅s de toutes les tranches d’âge et de tous les quartiers de la ville. Bref, question représentativité, on n’aurait pas à rougir face à l’IFOP et à IPSOS, askip.
Les élu⋅e⋅s de la majorité sont sagement assis⋅es, bien rangé⋅e⋅s dans un coin de la scène. Silencié⋅e⋅s. Pendant une longue heure et demie, nous n’entendrons que Lasteyrie. C’est que les résultats de l’enquête sont tellement consensuels qu’une voix satisfaite suffit amplement. Brisons le suspense : les chiffres sont (très) bons.
On compte souvent deux tiers de content⋅e⋅s
Le stand-up obéit à des règles récurrentes. D’abord, la présentation des résultats. Miracle, c’est presque toujours un plébiscite ! Sur la majeure partie des sujets, le maire s’enorgueillit d’être toujours d’accord avec la majorité qui est elle-même plutôt d’accord avec lui. Comme annoncé il « commente les commentaires », propose des plaisanteries désopilantes, et fait apparaître quelques réflexions de Palaisien⋅ne⋅s trié⋅e⋅s sur le volet. Comme on ne change pas une équipe qui gagne, les commentaires élogieux sont plutôt gentiment formulés, quant aux propos critiques, ils sont excessifs ou complètement à côté de la plaque. C’est du bon sens, on vous dit.
On vous passera le déroulement de cette soirée, car on a rarement assisté à autosatisfaction plus ennuyeuse. Les proportions de répondant⋅e⋅s sont subrepticement transformées en pourcentages de Palaisien⋅ne⋅s ou d’habitant⋅e⋅s, et le tour est joué. Ainsi, nous apprendrons, fasciné⋅e⋅s que « la grande majorité des Palaisiens sont attentifs (sic.) à la santé financière de la commune », puisque seul⋅e⋅s 3 % des répondant⋅e⋅s ont osé la case « c’est un non sujet ». Sur les impôts, askip les Palaisien⋅ne⋅s sont partagé⋅e⋅s entre stabilisation et diminution des taux. Et sur la sécurité, c’est carrément 85 % de gens qui pensent que c’est un enjeu majeur. C’est exactement la même unanimité pour la politique en direction des seniors : 85 % approuvent.
On atteint l’acmé pour la conclusion, sobrement intitulée « Les priorités des Palaisiens » : moins d’impôts (49 %), plus d’emploi (48 %), plus de sécurité (40 %). Ce qui tombe plutôt bien, puisque ce sont exactement les orientations du lasteyrisme. C’est fou cette osmose entre le maire et l’échantillon représentatif.
Sages comme des images : les grosses ficelles du diaporama
Les grosses ficelles, c’est sur le diaporama, disponible pour tout⋅e Palaisien⋅n⋅e sur le site de la ville(2), qu’on les voit le mieux. C’est bien, la transparence. Détail amusant : tou⋅te⋅s les petit⋅e⋅s personnages représentant « les Palaisiens » sont blancs, sapés façon classe moyenne sup. Rien à voir avec les gens que vous croisez généralement dans la rue. Déjà là, ça sent le lapsus.
Question représentativité, on se félicite d’une forte mobilisation, à grand coup de table de multiplication magique, et les 1 300 répondant⋅e⋅s deviennent « près de 3 000 concerné⋅e⋅s ». Bref, si vous habitez chez votre grand-père et qu’il a eu a naïveté de répondre, vous êtes concerné⋅e⋅s. Encore une fois, les répondant⋅e⋅s deviennent des « Palaisiens » dans tout le document.
On hip-hip-hip-hourra ensuite parce que toutes les tranches d’âges sont représentées, askip.
Le problème, c’est que, en quête de transparence, vous allez voir l’INSEE, et l’échantillon des répondant⋅e⋅s semble un tout petit peu âgé par rapport à la démographie palaisienne, voyez plutôt :
On dirait que les « moins jeunes », comme disait le questionnaire, sont un tout petit peu sur-représentés, quand même. En effet, 48 % des répondant⋅e⋅s ont plus de 50 ans, alors que selon l’INSEE, seulement 37,2 % des habitant⋅e⋅s ont plus de 45 ans. L’échantillon satisfait est donc beaucoup plus âgé que la moyenne palaisienne. La proportion de jeunes parmi les répondant⋅e⋅s est miniature. Dans la famille répondant⋅e, Lasteyrie préfère le grand-père.
Ensuite, en matière de « grande représentativité », comme dit le diaporama, on remarque sans sourciller que Lozère, le Plateau et le Centre Ville sont également sur-représentés. Les gens du Pileu et de Palaiseau Est n’ont presque pas répondu. Un⋅e répondant⋅e sur trois habite le centre ville. L’échantillon satisfait a un peu l’air pavillonnaire…
Enfin, pour d’évidentes raisons de transparence, si vous auriez aimé connaître le niveau de vie des répondant⋅e⋅s, leur catégorie socio-professionnelle, la répartition des sexes et éventuellement la composition familiale, vous ne pouvez que vous gratter la tête, on ne leur a pas demandé… Rêvons un peu : pour la transparence et la signification de ces résultats, il eût été raisonnable de demander aux répondant⋅e⋅s leurs orientations politiques, mais apparemment, le bon sens n’en n’a pas besoin.
Si vous avez envie d’en savoir plus sur la méthode d’élaboration des questions, des réponses et du traitement des résultats, et même sur le fabuleux panel représentatif, nul besoin d’aller chercher un énigmatique cabinet extérieur ou un institut de sondage, puisque c’est la mairie elle-même qui a concocté ce bijou de mi-mandat. Un bon hommage, c’est mieux quand c’est homemade. C’est ce qu’on appelle un sondage à taille humaine.
Pourtant, quelque chose nous dit que l’échantillon satisfait penche un tout petit peu à droite. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ça se voit dans la plupart des réponses. Mais ce qu’il y a de préoccupant, c’est que la question qui aurait pu le donner à voir avec une émouvante netteté a fait l’objet d’un traitement particulier dans le diaporama. En effet, la clé se trouve dans la question 29 : « Pour vous, quelles sont les actions prioritaires à mener ? » Cette question permet plusieurs réponses possibles :
- Plus d’animations
- Plus de sécurité
- Plus de solidarité
- Plus d’activité économique et d’emplois
- Moins d’impôts
- Autres
Souvenez-vous, c’est à partir de cette question que Lasteyrie avait pompeusement proclamé les priorités des « Palaisiens » : moins d’impôts, plus de sécurité, plus d’emplois. Et bien là, sur le diaporama, on ne saura jamais quelles proportions de répondant⋅e⋅s ont coché les cases « plus d’animations », « plus de solidarité » ou « autres », cases les plus hospitalières à nos yeux. Tout simplement, les chiffres ne sont pas indiqués. En bon⋅ne⋅s conspirationnistes, on a tendance à penser que si ces scores ne sont pas mentionnés, c’est que ça cache quelque chose. Des tout petits scores pour l’animation et la solidarité, ça en dit tellement long sur l’échantillon…
Briac Chaud-Chaud
(2) http://www.ville-palaiseau.fr/fileadmin/palaiseau/MEDIA/07_Culture_sports_loisirs/diaporama-reunion_publique_bat.pdf
Lexique :
* Incivilités : actes ou comportements qui enfreignent les règles élémentaires de la vie en société, du respect envers autrui ou de la courtoisie. L’usage de ce terme est régulièrement remis en question puisqu’il est souvent teinté d’ethnocentrisme. En effet, l’incivilité des Ostrogoths correspondant parfois à la politesse des Wisigoths, mieux vaut se renseigner sur les coutumes locales avant de taxer un comportement d’incivilité. Par exemple : cracher par terre, pisser partout, lever le petit doigt en buvant du thé, se curer le nez au volant d’un 4×4, taguer un mur, manipuler la présentation aux citoyens des résultats d’un sondage municipal, contrôler l’identité d’un passant comme par hasard. Quand on lit ce bordel, on prend rapidement conscience que l’usage du terme incivilité relève de l’incivilité.