Imaginez une ville où chacun de vos gestes serait surveillé et analysé par des caméras de vidéosurveillance* reliées à une intelligence artificielle capable d’identifier toute infraction potentielle de votre part… Est-on en Chine ? En Corée du Nord ? Eh non ! À Massy, comme dans 200 communes françaises, la mairie a installé un système de vidéosurveillance « algorithmique » (VSA) sans aucune concertation et deux ans avant que la loi ne le permette. Alors, aubaine pour les flics ou atteinte aux libertés publiques ?
Dans le quartier Massy Atlantis, face à la gare, une caméra sphérique observe, du haut de son perchoir, les allées et venues des passants et voitures. Dépôts sauvages de déchets, voiture en contresens, excès de vitesse, rien n’échappe aux yeux de l’IA connectée au parc de caméras de la ville. Lorsqu’en juin 2021, la mairie décide de tester le dispositif, l’article de loi permettant cette mesure n’avait pas encore été voté à l’Assemblée.
Chose faite depuis le 19 mai 2023 et l’adoption de la loi relative aux Jeux olympiques et paralympiques de 2024 (1). Dans sa communication, la municipalité déclare n’utiliser cette technologie que dans le cadre de la sécurité routière. Mais selon Nous sommes Massy, parti d’opposition, Nicolas Samsoen, maire de Massy, a concédé que la VSA était également utilisée pour traquer les dépôts sauvages de déchets (2)… Et rien d’autre ?
Des rues de Massy à l’Assemblée nationale, les interrogations des Massicois·es sont remontées jusqu’aux oreilles de Jérôme Guedj, député socialiste de l’Essonne. Dans le Journal officiel du 5 décembre dernier (3), le représentant dit avoir été « sollicité par des habitants·es de sa circonscription, plus particulièrement à Massy ». Il s’inquiète également de l’ampleur « du déploiement du système de VSA » et « dans quelle mesure le grand public, les élu·es locaux et les habitant·es en ont, ou non, été informé·es ». Il faut dire que quelques semaines plus tôt, le média d’investigation Disclose (4) révélait que la Police nationale utilisait déjà depuis 2015 un logiciel de vidéosurveillance israélien capable de reconnaissance faciale… Il y a de quoi se poser des questions.
VSA QUOI ? DONNÉES BIOMÉTRIQUES ET DEEP LEARNING
Mais alors de quoi parle-t-on ? La vidéosurveillance « algorithmique », ou plus précisément automatisée, désigne l’utilisation d’un système d’Intelligence artificielle (IA). En se basant sur les observations de caméras classiques, elle va, ou non, remonter les images à un opérateur de police.
Au 20h de TF1 du 28 janvier 2023 (5), Régis Lebeaupain, responsable du centre de supervision urbain à la police de Massy, déclare : « le fait de ne plus aller à la pêche aux informations c’est un confort, un gain de temps, ça nous permet de verbaliser un peu plus ». Mais, selon la Quadrature du net qui critique déjà l’utilisation de simples caméras de vidéosurveillance, la VSA opère « un changement d’échelle, dans le sens où c’est l’algorithme qui propose en amont la séquence au policier, qui ne fait que valider ou non. Il y a un risque que cette technologie fasse rentrer les biais de la Police dans des systèmes algorithmiques avec une pseudo apparence de neutralité, parce que c’est une technologie et donc qu’elle serait neutre par nature ». En effet, la VSA se base sur des techniques de deep learning. C’est-à-dire qu’elle va établir une alerte sur la base d’un grand nombre d’images engrangées. Ce système étant autonome, les entreprises elles-mêmes ne savent pas précisément sur quoi l’IA se base. Pour la Quadrature, «&nbps;il peut donc y avoir des biais racistes dans cette technologie, sauf qu’il est très compliqué de revenir en arrière pour comprendre comment les algos ont détecté telle ou telle situation.&nbps;» L’association ajoute également que les pro-moteurs·trices de la loi (entreprises de vidéo-surveillance, mairies, ministres) usent en fait de la figure repoussoir de la reconnaissance faciale pour faire passer une technologie très similaire. Cette dernière étant elle aussi basée sur des données biométriques. En clair, au lieu d’analyser un visage, on va analyser un corps, « ce qui n’est pas si éloigné dans les faits » conclut la Quadrature. « C’est un peu comme dans le film Minority Report » compare Fred, employé de restauration près de la gare de Massy Palaiseau.
CONCERTATIONS EN PLS À MASSY
Mais alors, comment le maire de Massy a-t-il fait pour faire gober la pilule à ses administré·es ? « Il n’y a eu ni consultation des élu·es municipaux ou de la population, ni débat sur le sujet. Une concertation citoyenne aurait pourtant été le préalable à toute mesure de surveillance de ce type » explique Hella Kribi-Romdhane, élue du groupe Nous Sommes Massy, dans l’opposition. « On sent que c’est utiliser Massy comme cobaye pour un système qui n’est pas protecteur des libertés individuelles ». De plus, avec ses 200 caméras, dont la mise en place a tout de même coûté 230 000 euros, la ville détient déjà un important dispositif mais rien n’a encore prouvé son efficacité. « Il y a visiblement une incapacité à nous répondre concernant le taux d’élucidation, due à une absence de chiffres. Il y a en revanche une volonté des forces de l’ordre de s’appuyer sur ce système, mais c’est tout » affirme Hella Kribi-Romdhane. Selon la conseillère municipale, les caméras ne font que « déplacer la délinquance ». Fait plutôt cocasse, dans un post sur le site internet de la ville (6), un habitant de Massy situé dans un quartier limitrophe d’Antony « intégralement couvert par la vidéosurveillance » dit-il, se plaint d’un vol ayant eu lieu près de chez lui. Il écrit : « afin que ce quartier [de Massy, ndlr] ne puisse devenir la cible, car moins bien équipé, l’installation de caméras peut-elle être étudiée ? » Chacun pour soi et caméras pour tous !
Pour la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), il n’y a pas de raison de s’alarmer. Cette dernière ayant, précisons-le, rendu un rapport favorable validant la proposition du gouvernement. Selon Mme Duboys Freney, juriste à la CNIL, « un certain nombre de garanties ont été prises, et minimisent le risque d’atteinte aux libertés fondamentales comme le fait d’exclure le recours à la reconnaissance faciale ». Problème, dans un article du Monde datant d’octobre 2019, le Secrétaire d’État à la transition numérique, Cédric O, avait déjà témoigné de sa volonté d’expérimenter la reconnaissance faciale afin de faire progresser l’industrie. Et au sujet des mairies qui ont illégalement doté leurs villes de caméras automatisées ?
« Eh bien oui, Il est possible qu’en effet il y ait eu des déploiements qui ne rentraient dans aucun cadre le permettant » admet la CNIL. « On a donc considéré qu’il fallait des textes supplémentaires, et c’est ce qui a été fait avec la loi pour les JO. » Nous sommes rassuré·es. Selon la Quadrature, qui cite un rapport de la CNIL, le marché ne pèserait pas moins de 11 milliards de dollars, pour une croissance à 7 % par an au niveau mondial. L’autorisation de la VSA représenterait ainsi une opportunité pour le gouvernement, soucieux de structurer la filière. Une opportunité toute trouvée grâce à la vitrine offerte par les JO aux entreprises françaises.
Petite info bonus : interrogée sur France 3, la Ministre des sports, Amélie Oudéa-Castéra, a laissé entendre que la loi autorisant la VSA pourrait être prolongée au-delà de la compétition sportive. Direction tout droit dans le droit commun.
G.G
(1) Le Monde, 23/03/2023 , « Les députés autorisent la vidéosurveillance algorithmique, avant, pendant et après les JO ».
(2) Selon des propos rapportés par Hella Kribi-Romdhane, conseillère municipale minoritaire
(3) Question publiée au JO du 5/12/2023 par Jérôme Guedj, député de l’Essonne.
(4) Disclose, 14/11/2023, « La Police nationale utilise illégalement un logiciel israélien de reconnaissance faciale »
(5) TF1 : « Feu rouge, mouvement de foule, colis suspects : ces caméras intelligentes travaillent (presque) seules ».
(6) jeparticipe.ville-massy.fr : Installation vidéosurveillance