#16 – Rue Casse-Pieds : histoire d’une piétonisation qui ne marche pas.

#16 - Rue Casse-Pieds
Grégoire de Lasteyrie se serait-il converti en chantre des mobilités douces et du développement durable ? Désormais, c’est piste cyclable, piétonisation et îlot de fraîcheur pour tous⋅tes ? Malgré des effets d’annonces en grande pompe et un plébiscite organisé par sondage forcé, le bilan carbone n’y est pas. Les commerçants eux, sont à la diète. Et les trois importants projets immobiliers en centre-ville passent sous les radars.

Montpellier, Bordeaux, Paris, on ne compte plus les villes qui piétonnisent leurs centre-villes. Sur le papier, c’est séduisant, ça permettrait de réduire la pollution, de rendre l’espace aux piétons, de dynamiser le commerce. Des études qui font le bilan de différents projets de piétonisation, trois critères principaux ressortent. En premier lieu, la taille de la ville est « un facteur crucial pour la piétonisation »(1). Ainsi, les métropoles aux centres historiques, touristiques y sont propices. Les touristes, par exemple, apprécient de flâner dans des rues piétonnes.

Deuxième critère, s’assurer de la bonne accessibilité des espaces piétonnisés : desserte en transports publics et aires de stationnement à proximité. Enfin, la qualité des espaces proposés (mobilier, matériaux, éclairage) et leur animation jouent un rôle non négligeable. Appliquons maintenant ces critères à notre petite bourgade.

Palaiseau : la banlieusarde qui se prenait pour une métropole

Ça ne vous aura pas échappé, Palaiseau n’est pas une grande ville et encore moins une métropole : c’est une banlieusarde, une ville dans la ville, ni touristique ni walou. Avec environ 38 000 habitant⋅es, elle n’atteint pas la taille critique, facteur de réussite des piétonisations(2). Ensuite, son centre-ville est-il bien desservi par les transports ? Est-il simple de s’y rendre si on vit dans un autre quartier ou ville ? Bof, direz-vous. Y’a bien une navette électrique mais elle dessert uniquement le quartier Camille Claudel et encore pas tous les jours. On pourrait venir à vélo, c’est vrai mais :

  1. On n’est pas tous⋅tes à l’aise sur une bicyclette, surtout chargée de courses
  2. C’est dangereux la route avec toutes ces autos
  3. Garer son vélo dans le centre est compliqué

Bon allez, on viendra en voiture ! Dans ce cas, il faudra stationner sur l’une des 288 places de parking souterrain, ou en surface dans les rues adjacentes.

Mais attention, il s’agit d’abord de capter l’étrange système de couleurs mis en place par la mairie. Ça va du bleu au rouge en passant par le vert. Au niveau tarif, c’est pas donné(3). Du coup, on ne peut franchement pas parler d’accessibilité améliorée. Enfin, pour la qualité du mobilier et des animations, on vous laisse décider.

Palaiseau ne semble donc pas réunir les conditions favorables à la piétonisation. Le maire ignore-t-il ces expériences de zones à 30 km/h, adoptées par d’autres villes moyennes comme alternative à la piétonisation et qui « semblent concluantes »(4) ? Or, la rue de Paris est déjà une zone à 30. On aurait pu la transformer en « zone de rencontre » avec une vitesse abaissée à 20 km/h. Mais comme la population a été concertée, on se dit que tout doit être « under control ».

Et la concertation, alors ?

Plusieurs phases de prise de pouls et pas moins de trois questionnaires ont été soumis au grand public. Tout a commencé en février 2022, par une réunion publique à l’intitulé alléchant « Imaginons ensemble l’avenir de notre centre-ville » où quatre cabinets d’études sont présentés. Spécialisés en architecture-urbanisme, concertation de masse, paysagisme et écologie, leur mission consiste à instaurer « un dialogue technique et participatif »(5) avec la population dans le but de faire « émerger » les souhaits des Palaisien⋅nes. La méthode ? Organiser trois balades urbaines et une réunion publique, poser des barnums lors d’événements municipaux (marchés, Palaiseau Plage, village des assos) et surtout « un outil pivot » : une carte en ligne. On regrette que certaines associations n’aient pas été concertées, elles auraient certainement apporté d’autres éléments(6), donnant plus de valeur à une étude qui s’est limitée à interroger des passant·es. Les cabinets ont si bien travaillé qu’en moins de six mois, quelques centaines d’avis (pour la plupart postés en ligne) et la modique somme de 153 320 euros, ils ont pu se faire une idée précise des enjeux du territoire et résumer le tout en deux scénarios soumis au vote des Palaisien·nes(7).

En avril 2022, la municipalité engage des discussions avec les commerçant·es. Grégory Hovsepian, président de L’Essor palaisien (asso des commerçant·es), raconte « à ce stade, la ville nous parle d’une réflexion sur le long terme mais rien d’engageant. De notre côté, on était venu avec une série de propositions. Mais en décembre, le magazine municipal sort avec deux scénarios soumis au vote. Dans la foulée, le 7 janvier 2023, lors de ses vœux, le maire annonce que le scénario 2 l’a emporté et que le projet sera lancé en mai ».

Les commerçant⋅es soutenu⋅es par Joseph Barricade

Trois questionnaires ou la re-re-concertation

En mars, l’asso des commerçant·es lance son propre questionnaire estimant celui de la ville peu fiable. En premier lieu, le mode de scrutin est jugé « […] restrictif. D’abord, la période choisie, décembre c’est un mois de vacances. Ensuite, le vote papier était compliqué, d’ailleurs il y a eu seulement une quarantaine de réponses papier. Enfin, cette consultation était réservée aux seul·es Palaisien·nes, ce qui n’est pas le cas de l’ensemble de notre clientèle» explique Grégory Hovsepian. En effet, pour un vote « papier », il fallait se rendre au service du développement urbain, aux horaires contraignants et planqués dans une ruelle.

Les résultats de ce questionnaire viennent contredire ceux de la ville : « en quinze jours on a récolté 1900 réponses, dont 49,8 % de personnes pas favorables du tout au projet municipal, 26 % favorables à la piétonisation uniquement le week-end, soit samedi et dimanche et 25 % pour une piétonisation tous les jours ».

Forts de ces résultats et soutenus par les groupes politiques minoritaires, une demande d’adaptation du projet est posée en conseil municipal. La réponse du maire a provoqué le départ de la trentaine de commerçant·es qui étaient présent·es. Et chose inédite de mémoire de ville gérée par la droite : une manif de commerçant·es devant la mairie. Panneaux bien proprinets*, imprimés à grand frais, fallait voir ça !

En mai, l’opération de piétonisation est lancée et les commerçant·es souhaitent à nouveau l’avis des gens sur l’expérimentation. Un troisième questionnaire commun à la ville et à l’Essor est lancé. Les résultats publiés par la municipalité (édition d’été du Pal’Mag) ne sont pas validés par le président de l’asso des commerçant·es. « Nous avons constaté des séries de réponses identiques, à intervalle court, sans nom, prénom ou contact » nous explique Grégory Hovsepian, « nous avons consulté l’Ipsos à ce sujet, qui a émis des réserves sur la validité de ces réponses et suggéré que ces séries soient considérées comme nulles, la mairie a refusé, donc on ne valide pas ».

L’attractivité en berne

Si l’on en croit les déclarations de l’Essor, l’objectif municipal de « renforcer l’attractivité du centre-ville » est loin d’être atteint. En septembre 2023, en Conseil de quartier du centre, le porte-parole de l’asso constate que le chiffre d’affaires « a baissé de manière drastique [depuis mai], la perte est évaluée à environ un million d’euros et ce n’est pas juste l’effet de l’inflation ». Il estime que « le centre-ville est anesthésié ».

Ce constat nous est confirmé par les professionnel·les que nous avons consulté·es (voir l’encart en bas de page). Côté mairie, la réponse de Mme Graveleau, élue de la majorité, est sans appel. Ce serait la faute du « contexte d’inflation à l’échelle nationale [qui] conduit à une réduction de la consommation », le projet municipal n’y est pour rien.

Les déclarations de l’Essor Palaisien sont corroborées par les études consultées où on apprend que la piétonisation « n’est pas la solution à tous les problèmes de dynamisme commercial. Au contraire, certains vont même jusqu’à alerter sur la mort économique de certains commerces du fait d’une piétonisation mal gérée. »(8)

En effet, il semblerait que la piétonisation profite davantage aux magasins franchisés au détriment des indépendants : le nombre de magasins de vêtements, sports et culture, les cafés et restaurants augmente. Pour l’alimentaire, les enseignes de produits spécialisés prennent le pas sur celles qui distribuent des produits du quotidien(9). À Palaiseau, cela signifierait moins de commerces de proximité. En gros, l’inverse de ce qu’il faut faire.

Et l’écologie dans tout ça ?

Second objectif poursuivi par la mairie, « redonner sa place à la nature » en créant « un centre-ville plus vert », « accueillant pour la biodiversité » et « [encourager] les mobilités douces ». Qu’en est-il ? D’un côté, la zone concernée ne représente qu’une infime partie du réseau routier de la ville. Ajoutons à cela la géographie de Palaiseau où s’étirent ses quartiers, sur plus de 10 km de long. Un nombre important de personnes prend donc la voiture pour aller dans le centre. D’ailleurs, la municipalité en convient et communique largement sur le stationnement. En fermant la rue de Paris, on ne fait que déplacer le problème car le trafic se reporte vers d’autres axes. Exit les effets supposés sur la pollution.

Et les mobilités douces ? Pour Cécile Reynaud, présidente de Mieux se Déplacer à Bicyclette-Palaiseau, : « pour diminuer la place de la voiture, il est important de proposer des alternatives. Le vélo en fait partie mais malheureusement, il y a très peu de progrès sur les aménagements cyclables palaisiens, en particulier rien qui permet de venir en sécurité des quartiers vers le centre-ville et toujours pas de quoi attacher son vélo sur la place de la Victoire ». Sur la place de la nature, les îlots de fraîcheur, on se retient d’exploser de rire tant les aménagements récents sont minéralisés. Allez faire un tour sur le parvis de l’Hôtel de ville pour voir. Alors qu’on assiste à la « piétonisation saisonalisée », quel est le bilan du projet municipal ?

D’abord que la majorité municipale semble ignorer les enseignements des piétonisations précédentes. Que par conséquent ça ressemble plutôt à un fiasco qui a dû coûter bonbon au contribuable(10). Et puis qu’il s’agit bien plus de greenwashing que d’écologie. Et surtout, personne ou presque ne se soucie du réel projet : les trois énormes projets immobiliers dans le centre-ville (voir l’encart en bas de page). C’est beau la démocratie participative.

Sabrina Belbachir

  • (1) Selon une étude de Sciences Po Lille Junior, spljunior.com
  • (2) Le campus Paris-Saclay totalement déconnecté du centre n’y change rien.
  • (3) Après avoir mis en place des tarifs très élevés, la mairie a baissé le prix du stationnement qui reste plus cher qu’avant la piétonisation
  • (4) spljunior.com
  • (5) Propos recueillis lors de la réunion publique.
  • (6) On pense à Mieux se Déplacer à Bicyclette-Palaiseau, aux associations autour du handicap, de la petite enfance ou encore à l’Essor palaisien (asso des commerçants de Palaiseau).
  • (7) Pal’Mag, décembre 2022
  • (8) spljunior.com
  • (9) En prévision de la piétonisation de la Grand-Place de Lille, étude réalisée par le Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE ) – Université de Lille 1
  • (10) En plus des 153 320 euros de cabinet d’étude, combien ont coûté les bornes, le mobilier, les travaux variés et surtout les deux phases de travaux devant l’Hôtel de ville, infos que la mairie ne souhaite pas communiquer ?
  • * Proprinet : adjectif nuancé. Se dit d’un rassemblement ou d’un slogan particulièrement soigné, net et sans bavure.

# Des commerçants amers, inquiets et en colère

Les commerçants du tronçon piétonnisé se bouffent les conséquences d’une opération absurdement menée. Pour la majeure partie d’entre eux, ça se traduit par une perte de clientèle et une baisse de chiffre d’affaires. Certains ont dû licencier. D’autres ont réduit leurs horaires d’ouverture. Ceux qui ont pu maintenir leur activité l’ont fait au prix d’horaires de travail à rallonge. La pseudo-concertation de la municipalité leur donne l’impression d’avoir été enfarinés. Beaucoup racontent les longues heures d’ennui dans leurs boutiques vides d’une rue désertée en semaine. Si la ville communique sur un nombre croissant de visiteurs grâce aux animations programmées dans le centre-ville, comment expliquer le non ruissellement sur les commerces ? D’abord, quand les gens viennent pour un concert ou un spectacle, iels ne sont pas dans l’idée de faire des courses. Ensuite, la plupart des animations ont lieu le soir quand les commerces sont fermés. Pragmatiques, la plupart des commerçant·es rencontré·es ne font pas valoir une opposition de principe à la piétonisation mais considèrent que la mise en œuvre s’avère déplorable.

# De l’immobilier en centre-ville ou la (grosse) face cachée du « nouveau départ »

Peu perceptibles au milieu du vert, du rose et du gris (surtout le gris, en vrai), on a pu voir exactement les mêmes formes de couleur bleue dans les deux scénarios soumis au vote des Palaisien·nes (voir Pal’mag de décembre 2022). La légende nous apprenait que ces polygones représentaient des « zones d’habitat projeté ».

Bizarrement, cet aspect du « nouveau départ » du centre-ville a été très peu mis en avant. Askiparé, la municipalité argue qu’il n’est pas nécessaire d’en rediscuter étant donné que le PLU (plan local d’urbanisme) a été révisé récemment(1). C’est vrai mais en partie seulement : si l’îlot Férié-Paveurs de Montrouge a bien fait l’objet d’une OAP (opération d’aménagement projeté), ce n’est pas le cas des deux autres : le site de l’ancienne école maternelle Joseph Bara(2) et celui du bâtiment désaffecté de la DDE (Direction départementale de l’Équipement).

Pourtant, il s’agit bien là d’une modification profonde, au niveau démographique, sociologique et environnemental. Démographique d’abord. Avec ces trois projets, la population du quartier augmentera de manière significative alors même que de nouveaux logements ont récemment fleuri (Villa Georgia au parc Chabrol et rue Tronchet). Se pose dès lors la question de la capacité des infrastructures (écoles, équipements sportifs, voirie, services publics) à absorber cette foule de nouveaux arrivants.

Sociologique, ensuite. Si on considère que les projets immobiliers sélectionnés par la mairie ont toutes les chances de ressembler aux deux derniers, les logements à venir seront exclusivement dédiés à la propriété privée (donc pas de logement social) avec un prix au mètre carré de l’ordre de 5 à 6 000 euros. C’est donc la composition sociale même du quartier qui serait modifiée. Tout ça aurait bien mérité un peu de concertation, non ?

  • (1) Plus précisément en 2018, voir Le Petit ZPL #6
  • (2) Voir Le Petit ZPL #4

À lire également :